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En discutant les idées de M. de Magalhaens, nous n'avons pas entendu contester le mérite de son œuvre. Bien loin de là, nous félicitons l'auteur de s'être associé, par cette remarquable production, au travail d'élaboration scientifique qui se fait dans le monde entier. Quant à la traduction, elle nous a paru excellente, et elle réunit toutes les conditions de précision, d'élégance et de clarté que la critique la plus sévère peut demander à un traducteur.

ALFRED BLOT.

LES THEATRES.

Il nous est impossible de commencer un article qui parle de théâtre sans payer d'abord un juste tribut de regrets à la mémoire de l'homme éminent que la littérature dramatique a perdu le 20 février dernier. M. Scribe n'est plus. Cette vive et alerte intelligence qui n'avait jamais connu le repos est maintenant éteinte et se repose dans l'éternité. Qu'il nous soit permis, au moment où cette tombe vient de se fermer, de jeter un regard en arrière, et d'embrasser par la pensée l'œuvre de cet infatigable artisan de l'esprit.

M. Scribe a tenu longtemps une place considérable dans la littérature française, on aurait tort de l'oublier, et ceux qui ne l'ont connu qu'au déclin de sa vie et de son talent sont, à notre avis, mal venus à attaquer un homme qui pendant quarante ans fut l'auteur le plus goûté du public de son pays, et dont les œuvres ont fait le tour du monde entier. Celui qui sut captiver à ce point l'attention de la société de son temps était certainement doué d'un mérite réel, et quand même ses œuvres ne devraient pas lui survivre, le seul fait d'avoir durant un demi-siècle charmé la foule par les seules grâces de l'esprit, de l'avoir amusée par des divertissements de bonne compagnie, devrait être un titre suffisant à la reconnaissance et à la sympathie des contemporains. Dans sa longue et fertile carrière, M. Scribe a abordé tous les genres de compositions théâtrales, et chaque branche de la littérature dramatique a été pour lui une mine de succès également féconde : la comédie moyenne et l'opéracomique, la comédie sérieuse et le drame lyrique, il a tout entrepris et tout réussi. En étudiant l'ensemble de son Théâtre, on n'y rencontre pas de ces coups de génie qui surprennent l'admiration, mais on est frappé de la somme de talent qui y a été dépensée en détail, et on est étonné de trouver que ces œuvres légères, si rapidement écloses, soutiennent à

certains points de vue l'examen d'une critique sérieuse. Parmi les innombrables ouvrages sortis de ce cerveau inépuisable, il n'en est pas un où n'aient été répandus à profusion l'esprit, la grâce, la fraîcheur, la science profonde de l'intrigue, l'entente parfaite des effets de la scène. Si à cet apanage déjà si brillant nous pouvions ajouter le mérite du style et la pensée moralisante, nous aurions à saluer en M. Scribe un auteur du premier ordre. Malheureusement ces dernières qualités étant presque toujours absentes de son œuvre, il n'est qu'un charmant peintre de genre et un grand maître dans l'art de la composition dramatique. Bien que les deux défauts que nous relevons ici empêchent M. Scribe de devenir jamais un auteur classique, cependant nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu'il est mort tout entier, et que de ses travaux il ne restera rien. Sans parler de ses œuvres lyriques, qui sont des modèles en ce genre spécial de littérature, et qui vivront tant que la musique de Meyerbeer, d'Auber et d'Halévy trouvera des admirateurs, nous croyons que beaucoup de ses comédies seront toujours regardées comme des chefs-d'œuvre d'invention et d'esprit. Nous allons même jusqu'à nous demander si son théâtre tout entier ne sera pas d'un seul coup sauvé de l'oubli à un autre titre, à titre d'étude historique. Ce genre de mérite, M. Scribe lui-même était loin de le soupçonner dans ses ouvrages. « Je » ne pense pas, » dit-il dans son discours de réception à l'Académie française, que l'auteur comique soit historien, ce n'est pas là sa mis»sion; je ne crois pas que dans Molière lui-même on puisse retrouver » l'histoire de notre pays. » Le nouvel académicien, malgré tout son esprit, n'avait pas remarqué que Molière a été plus qu'un historien, qu'il a été un politique, et qu'il exerça une large part d'influence sur l'état moral de la France en enlevant à la noblesse une partie du prestige qui l'avait entourée jusqu'alors. L'œuvre plus modeste de M. Scribe n'était pas destinée à un rôle aussi important, mais nous sommes convaincu que ceux de nos descendants qui tiendront à se faire une idée complète de l'histoire de notre siècle, ceux qui ne se contenteront pas des événements extérieurs et qui voudront connaître à fond les mœurs, les habitudes, les idées de notre époque, ceux-là ne sauraient mieux s'adresser que d'aller droit à M. Scribe; il pourra les éclairer dans leur recherche, et en relisant son piquant théâtre, ils verront apparaître devant eux l'image vivante de la société d'il y a trente ans, avec ses qualités et ses défauts, avec ses pensées généreuses et ses préoccupations mesquines, avec sa phraséologie sentimentale et son amour pour les belles dots et pour les successions d'oncles d'Amérique. Il est à remarquer que M. Scribe dans ses comédies remue l'argent à la pelle; il n'est

pas une de ses pièces qui n'ait un fond de roulement de plusieurs centaines de mille francs, pas un de ses héros à qui le dénoûment n'apporte au moins vingt-cinq mille livres de rente. Dans l'ancien théâtre on se contentait de marier les amoureux à la fin de la pièce, M. Scribe fait plus, il les établit en bon père de famille et leur donne une grosse fortune. Ce n'est pas ici l'auteur qu'il faut accuser de cette définition matérialiste du bonheur, c'est la société à laquelle il s'adressait et pour laquelle il travaillait. Car M. Scribe ne prétendait jamais imposer ses idées au public; au contraire il s'inspirait des sentiments de ce même public, et s'appliquait à le flatter dans ses goûts, dans ses désirs et dans ses regrets. Il est facile de s'en convaincre. Toutes les pièces qu'il a écrites pour le théâtre de Madame, vues à distance et envisagées à ce point de vue particulier, reflètent de la manière la plus curieuse l'esprit public en France sous la Restauration. Pendant ces années pacifiques, les séduisants officiers que M. Scribe choisissait toujours pour les personnages de jeunes premiers, ses jolis colonels en retraite, ses vieux et braves soldats couverts de cicatrices; tout son personnel guerrier était l'objet d'une faveur sans égale et remportait chaque soir de véritables succès de patriotisme. C'est que le peuple cherchait alors sur la scène non pas l'expression de son état présent, mais la peinture de ce qu'il avait perdu; et ces tableaux, loin d'être en désaccord avec l'esprit du temps, flattaient au contraire l'opinion en caressant un dépit national. Ce serait une étude intéressante à faire que de continuer à suivre toutes les phases du talent de M. Scribe, et de remarquer comment il s'est toujours accommodé aux idées du moment dans le choix de ses sujets et de ses personnages; on arriverait ainsi à se convaincre qu'en cherchant sans cesse le succès, il a fait de l'histoire, et de l'histoire vraie, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Il se peut que, grâce à cette particularité, ce charmant esprit soit appelé, après avoir tant amusé son siècle, à intéresser encore nos arrière-neveux.

Peut-être avons-nous eu l'esprit prévenu par cette pensée que Madame Grégoire, représentée au Théâtre-Lyrique au milieu du mois de février, a été le dernier ouvrage de M. Scribe donné de son vivant, mais le libretto de cet opéra-comique nous a paru fort agréable. Ces trois actes s'écoutent sans fatigue; la donnée n'en est pas très-originale, mais elle est gaie et donne lieu à des développements d'un heureux effet. Madame Grégoire est une proche parente de la Fanchonnette; elle appartient à la race de ces industrieuses personnes, si nombreuses au théâtre et si rares dans la vie privée, qui, bien qu'étant bouquetières ou marchandes d'oranges, cabaretières ou simples chanteuses de carre

fours sont au fait de toutes les intrigues de cour, découvrent et déjouent les conspirations, renversent ou maintiennent à leur gré les ministres, et marient de leur seule autorité une noble demoiselle à son amoureux, le tout à leurs moments perdus et sans négliger leur petit commerce. On ne saurait demander à un opéra-comique d'être vraisemblable; tout ce qu'on peut exiger, c'est qu'il soit amusant et qu'il amène des situations qui prêtent à la musique; or, les conditions de ce programme sont assez bien remplies par le poëme de Madame Grégoire. Il est fåcheux que le compositeur n'en ait pas plus complétement profité. Le seul reproche que nous adresserons à M. Clapisson, c'est de n'avoir pas écrit une partition; à cela près, sa musique est charmante. Il s'est contenté de nous présenter une suite d'ariettes fort piquantes et de gracieuses romances qui, réunies, formeront un délicieux album de chant, mais ne constituent pas un opéra. Les morceaux d'ensemble sont d'une extrême rareté dans la nouvelle œuvre, et le premier acte, chose inouïe! se termine sans musique, quand la dernière situation réclamait un finale qui aurait pu être d'un très-bon effet scénique. Nous avons cependant remarqué un chœur de masques un soir de mardi gras, qui a beaucoup de vérité; ce sont bien là les chants avinés et les fanfares de cor de chasse que l'on entend dans la rue pendant les nuits du carnaval. On peut encore citer les brillants couplets d'entrée de Madame Grégoire et la chanson du garde suisse au deuxième acte, qui est pleine de rondeur et de sentiment.

Les auteurs du Jardinier Galant, qui vient de paraître au théâtre de l'Opéra-Comique, étant bien heureusement encore de ce monde, nous nous sentons fort à l'aise pour dire franchement notre opinion sur le compte de cet ouvrage. Le sujet repose uniquement sur une méprise grossière, et nous nous étonnons que des hommes de talent aient eu l'idée de composer deux actes avec un semblable quiproquo. Un agent de la police secrète du roi Louis XV est chargé de découvrir et de saisir le Jardinier Galant, un livre de chansons épigrammatiques dirigées contre madame de Pompadour; notre homme a mal compris l'ordre qui lui a été donné au lieu de se mettre en quête d'un volume, il se met à la recherche d'un individu, et ne tarde pas à arrêter un honnête jardinier qui se nomme Galant. Celui-ci, malgré ses réclamations, est conduit chez le greffier criminel, où sa présence cause quelque trouble dans le ménage de ce fonctionnaire; après quoi tout s'explique trèsfacilement, et la pièce se termine à la satisfaction générale. On le voit, l'idée première du Jardinier Galant est loin d'être jeune; elle est renouvelée des Grecs: c'est l'histoire de ce singe de la Fable d'Ésope

qui avait pris le Pirée pour un nom d'homme. Quant aux détails, ils nous ont semblé assez insignifiants et quelquefois d'un goût très-discutable. L'auteur de la partition, M. F. Poise, s'applique avant tout à écrire de la musique claire et naturelle, qualité bien rare aujourd'hui où tout le monde cherche l'originalité dans la bizarrerie. Pourtant M. Poise pousse peut-être un peu loin son amour pour la simplicité : par suite de ce parti pris, son orchestration est souvent maigre, et ses mélodies quelquefois communes. La chanson du Moineau franc, exécutée par MM. Ponchard et Crosti, ne nous plaît guère le motif, déjà très-terne par lui-même, est accompagné à l'unisson par le basson, ce qui produit un véritable effet de plain-chant, sans que la situation justifie en rien cette psalmodie. En revanche, nous avons à louer sans réserve les charmants couplets dialogués du souper, où mademoiselle Lemercier et M. Crosti font assaut de finesse et de verve. Le finale du premier acte est également bien réussi, les voix y sont habilement distribuées, et le morceau de la révolte des bouquetières qui lapident la maréchaussée avec leurs fleurs est une des meilleures pages de la partition.

Les théâtres de second ordre, pendant le mois qui vient de s'écouler, ont mis au jour une série de vaudevilles drôlatiques qui se refusent à toute analyse, et ne sauraient donner matière à aucune remarque intéressante. Ces sortes de pièces, qui ne reconnaissent aucune loi et se permettent tous les écarts de la fantaisie la moins réglée, sortent par là même du domaine de la critique, et ne sont justiciables que du public. Au milieu des faux brillants de cette littérature de carnaval, le petit drame que MM. Dumanoir et Lafargue ont fait représenter au Gymnase brille d'un pur éclat, comme un diamant qui se trouverait mêlé à des paillettes de clinquant. Le Gentilhomme pauvre est une imitation de la nouvelle écrite en langue flamande par M. H. Conscience; mais, contrairement à ce qui se produit d'ordinaire, la pièce est supérieure au roman la copie surpasse l'original. Du reste, MM. Dumanoir et Lafargue n'ont emprunté au conteur belge que le fond du sujet et les détails de leur premier acte, et encore ils ont déployé un tel talent pour mettre ces matériaux en œuvre et les ont si bien disposés pour l'optique de la scène, qu'ils ont acquis sur eux un véritable droit de propriété. Quant au second acte, qui ne le cède en rien au premier, ils peuvent le revendiquer en entier comme leur invention. Cette comédie du Gentilhomme pauvre est une œuvre des plus remarquables. Jamais, pour notre part, nous n'avions vu arriver à une telle intensité d'effet dramatique avec des moyens aussi simples. Les incidents les plus futiles

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