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entraîne ses chefs trop prudents, et les historiographes qui viennent à la suite, découvrant les traces des précurseurs, relèvent leur mémoire de l'oubli ou de la réprobation.

Aux époques révolutionnaires, le peuple trouve en lui-même son excitation. Nous parlons d'une de ces époques, et nous constatons que les assemblées politiques ont joué à l'égard du peuple un rôle modérateur, traduisant ses vœux impatients en décrets, en constitutions, en établissements d'utilité générale. Les luttes parlementaires sont des épisodes dramatiques, dont les uns ont accéléré, d'autres contrarié momentanément le progrès. Le peuple français, au milieu de bien des écarts, animé cependant de passions supérieures à celles des partis, fidèle à ce sentiment de fraternité universelle qui forme la base de son caractère, songeait avant tout à répandre sur l'humanité les bienfaits de son émancipation.

La Constituante, la Législative, la Convention, autant d'étapes, autant de relais disposés sur la route. Mirabeau et Sieyès, Condorcet, Brissot, Robespierre, autant de conducteurs plus ou moins habiles, plus ou moins dangereux; chacun d'eux fait faire au char quelques tours de roue; il en est qui tombent et que la roue écrase; le char avance à travers mille obstacles; il renverse ici celui qui a voulu l'arrêter; là, celui qui l'avait bien dirigé la veille, mais qui le dirige mal aujourd'hui; il avance toujours.

Retournez-vous pour mesurer le chemin parcouru; comparez la France de l'ancien régime à la France sortie des bras de la Révolution, ses lois, ses mœurs; versez des larmes sur les victimes d'une aveugle résistance; glorifiez les martyrs du progrès; vouez une part de reconnaissance à tous les hommes qui ont coopéré, ne fût-ce qu'un jour, à ce grand travail, vous qui jouissez de ses fruits.

Quand je revis ma patrie (en 1800), dit la Fayette dans ses Mémoires, j'éprouvai l'émotion d'un cultivateur qui, à la suite d'un long ouragan, retrouverait plus de semences levées qu'il ne l'aurait espéré. »

Si je me suis laissé aller à exposer trop longuement ce que

j'aimerais à trouver dans une histoire de la Révolution, c'est parce que je sentais en moi un écho des pensées de mon père. Je voulais, afin que l'homme politique fùt bien compris, peindre, tel qu'il le jugeait, le milieu dans lequel nous allons tout à l'heure le voir agir. J'ai essayé précédemment d'expliquer l'homme privé par l'intérieur de famille où il avait puisé ses impressions.

Eh bien, le jugement de Carnot sur la Révolution était précisément celui que le bon sens dictait aux masses; il se résumait en un mot Émancipation. Dès son entrée dans la vie publique, ce but lui semble légitime, nécessaire; les réformes les plus radicales doivent y conduire. Mais, ennemi de l'esprit de secte, étranger aux coteries, il marchera imperturbablement dans le courant national.

Homme d'ordre essentiellement, Carnot croit d'abord à la possibilité d'un progrès pacifique, et se montre sincèrement disposé à y travailler. Lorsque des résistances opiniâtres rendent inévitable l'emploi de la force, il va d'accord avec les Montagnards, ne s'abstenant que des actes qui blessent ses sentiments d'humanité. Puis, l'œuvre de destruction accomplie, l'ordre étant devenu à ses yeux le premier besoin pour consolider la République, il s'efforce de rallier les partis au nom de la modération. - Je vous croyais un Brutus, » lui dit-on. — « Quand il le faut,» répond-il.

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Une autre conviction, qu'il a fréquemment exprimée, c'est que l'immense majorité du peuple français a voulu la Révolution, et qu'elle s'y est associée, tantôt par son approbation, tantôt par son initiative. Cette conviction, il la formula un jour en termes rudes et absolus qui s'éloignaient de son langage habituel, mais qu'expliquent très-bien des circonstances impérieuses; c'était une réponse aux dénonciateurs du Comité de salut public : « Il ne s'agit pas de savoir si ce qu'on a fait vous semble bien ou mal, mais si le peuple le voulait. » Parole sérieuse dans sa bouche, car personne ne fut moins que lui sujet à ce travers, souvent et justement réprouvé, de prendre pour des manifestations générales les

démarches de quelques badauds se constituant de leur seule autorité les interprètes d'une nation.

De Maistre porta le même jugement sur les dispositions de la France. Après avoir énuméré ses griefs contre la Révolution, il s'écrie: La nation est coupable de tout! Mais là où le catholique royaliste trouvait un motif d'anathème, le philosophe républicain puisait une confiance qui ne lui laissa jamais aucune hésitation : il se sentait en communion avec le peuple français.

Est-ce à dire qu'il fermat les yeux sur ses infirmités morales? Oh non! Les premiers jours de la Révolution, si pleins d'aspirations généreuses, eurent eux-mêmes de fort tristes revers. La confusion des idées fut à son comble; les passions brutales se donnèrent carrière, et le dérèglement força les portes ouvertes à la liberté. Au lieu du naïf empressement avec lequel on devait croire que les nouveaux émancipės jouiraient de leurs droits politiques fraîchement acquis, l'ignorance et l'indifférence éloignérent des colléges électoraux des populations entières. Le docteur Bollmann, qui passait à Strasbourg en 1792, raconte que sur huit mille citoyens actifs, il ne se présenta que quatre cents votants; à Paris, il n'y en eut que dix mille sur soixante; dans plusieurs sections on eut de la peine à réunir un nombre suffisant d'élec

teurs.

Une vieille société ne se transforme pas sans trouble, sans déchirements; elle ne fait pas en un jour l'éducation d'une nouvelle jeunesse, et la pratique de la liberté demande un apprentissage. Certes, d'ailleurs, les nations ne sont pas infaillibles; on les trompe et elles se trompent. Elles se trompent, témoin le Brabant soulevé contre Joseph II sous prétexte de liberté, quand celui-ci voulait trop brusquement le dégager des liens d'un clergé dominateur. Le peuple combat parfois pour des préjugés contre celui qui veut l'éclairer, pour la servitude contre celui qui veut l'affranchir.

Ce n'est donc pas une tâche facile que celle de servir le peuple; elle exige des ouvriers courageux. Plus la foule manque de lumières et s'égare dans de mauvaises voies, plus elle a besoin du

dévouement de ceux qui peuvent la guider. Elle les en récompense mal, elle les en punit quelquefois; elle repousse des amis sévères pour suivre d'effrontés charlatans qui la flattent : rien de tout cela n'est sans exemple. Le peuple n'est pas toujours aimable pour ses meilleurs amis. Mais plaignons ceux qui ne savent pas aimer le peuple malgré ses défauts, et le servir malgré ses ingratitudes.

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Nous avons passé la journée la plus délicieuse. Au froid rigoureux, à la pluie battante, au ciel chargé d'épais nuages, ont succédé la douce chaleur du printemps, un vent léger, un ciel d'azur. Le courroux de la mer s'est évanoui, elle n'a plus de vagues : c'est un lac tout bleu, à peine ridé par la brise, qui semble courir sur ses eaux limpides. Que le lever du soleil était beau sur cette mer de la Grèce! Au loin, Tino et les villages qui l'entourent, éclairés par le reflet de ses premiers rayons, offraient un coup d'œil ravissant. Dès le matin, une foule de barques sillonnaient les flots, et se croisaient en tous sens dans ce bassin formé par les montagnes qui nous environnent. Plus tard, la mer s'est faiblement agitée au souffle d'un léger vent du nord qui murmurait dans ses ondes; elle s'est montrée sous les aspects les plus variés; nos yeux ne pouvaient se détacher de ce spectacle. Puis les ombres se réfléchissaient là-bas sur les montagnes, qui semblaient couvertes d'une épaisse verdure, elles si nues, si arides du côté de la mer.

Là où frappait la vive clarté du soleil, c'était une couleur jaune et blanche comme de l'or et de la neige, dont l'éclat éblouissait les yeux. La soirée a été belle comme le jour. Les heures se sont rapidement écoulées. Nous étions sur notre petite terrasse, lisant, écrivant, admirant tout ce qui s'offrait à nos regards. Nous avions oublié notre prison; il nous semblait que nous étions libres en jouissant de cet horizon. La nuit est pleine de clarté ; les étoiles, à ce beau ciel si pur et si bleu, brillent d'une lumière étincelante. Comme ils reviennent à mon imagination les récits des poëtes, des écrivains qui ont dépeint la Grèce antique, et ses tièdes journées et ses douces nuits!... Il me semble que sur le sol d'Athènes, si tristement foulé depuis tant de siècles, doivent se retrouver les poétiques inspirations. Pourquoi veut-on m'ôter ces illusions, dernier souvenir d'une jeunesse qui depuis longtemps s'est enfuie comme un songe? Que me dites-vous? Qu'Athènes n'est plus rien; que le Parthénon et le temple de Thésée sont les seules ruines qui la signalent au voyageur! Moi, dans Athènes, je verrai toujours ses deux siècles de grandeur, qu'aucune autre époque de l'histoire ne peut éclipser. Dans son étroite enceinte je retrouverai l'Agora, la rue des Trépieds, l'Areopage, et la place de cette tribune qui entendit Phocion et Périclès, Eschine et Démosthène. Esprits froids et décolorés, souffrez du moins un hommage à cette gloire passée! A de telles grandeurs il restera toujours, quoi que vous puissiez faire, l'immortalité des

souvenirs!

17 octobre.

Le consul de France était venu ce matin m'annoncer que notre sortie serait pour demain; ce soir, il nous fait dire que nous passerons encore le jour de demain au lazaret. Comme nous n'avons point de nouvelles d'Athènes, que le paquebot grec n'arrive pas, qu'il nous faudra sans doute aller à la remorque du Léonidas mercredi prochain, la prolongation de notre quarantaine est loin de nous contrarier : nous sommes encore mieux au lazaret que nous ne serions à Syra, pauvre misérable ville sans ressources

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