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jour davantage, à eux la faute; et par une réserve qui nous semble un peu exagérée, M. Compagnon, après avoir mis à nu sous ce rapport la plaie sociale de tous les temps avec le calme du praticien qui vient de préparer une belle pièce d'anatomie, M. Compagnon s'arrête et n'étend pas ses investigations aux diverses branches de ces grandes ruches. industrielles qui constituent les sociétés modernes, dans les pays comme la France et comme l'Angleterre. Une enquête à fond démontrerait', sans doute, que le problème est bien complexe et bien difficile à résoudre. Mais elle démontrerait en même temps que, si les classes laborieuses ne s'adonnent pas assez à l'épargne, cette base indispensable de la création du capital, il y a encore bien des initiatives généreuses et intelligentes à réaliser de la part des autres classes de la société. Grâce à Dieu, le mal n'est pas irréparable. L'intelligence et le cœur des favorisés de la fortune n'ont pas dit leur dernier mot. On aurait tort de désespérer de la sagesse et du bon sens des ouvriers. M. Compagnon lui-même ne donne-t-il pas, dans son livre, un bon exemple à suivre, en même temps qu'il produit une idée utile à discuter? Il propose que les patrons ajoutent au salaire des travailleurs une petite fraction, destinée en s'accumulant à produire une réserve en faveur des infirmités et de la vieillesse.

Dans la pensée de M. Compagnon, cette réserve viendrait augmenter la dotation des hôpitaux et invalides civils.

Nous ne sommes pas de ceux qui contestent les services rendus par les institutions hospitalières. Mais nous dirons à M. Compagnon, quand il propose comme remède et comme type l'idéal des maisons de refuge, Vincennes et Brezin, que le remède n'est pas seulement dans ces asiles consacrés par la bienfaisance publique. Il est dans le retour aux grandes inspirations du dévouement, dans le rajeunissement des aspirations religieuses, dans la conciliation de l'ordre avec le progrès et la liberté, dans l'abaissement des barrières, qui séparent les intérêts des peuples; il est surtout dans une chose fort vieille, qui s'en allait, et qu'une recrudescence de la foi morale peut seule nous rendre l'amour du prochain.

Somme toute, le livre de M. Compagnon est intéressant; il donne des détails précieux, il apprend des choses généralement ignorées. L'idée de publier à la fin du volume l'ensemble des mesures législatives qui protégent les intérêts populaires est une heureuse idée. A ce point de vue, ce livre pourrait devenir le vade-mecum des ouvriers.

L'auteur s'élève parfois aux grands mouvements. Ainsi, en parlant de Jésus à Nazareth et de son établi, il rencontre cette phrase heureuse

et que je me plais à citer : « L'artisan, lui aussi, a sa noblesse et son blason : c'est la croix sur laquelle expira le divin Ouvrier. »

Je crois entrer dans l'esprit du livre en lui faisant un reproche matėriel. C'est que, destiné aux classes laborieuses, il est un peu trop cher, et que, par le temps qui court, pour me servir d'une expression en harmonie avec le public auquel ce livre s'adresse: Deux francs, c'est de l'argent! AUGUSTE CORDIER.

LITTÉRATURE ANGLAISE.

Essai sur l'immense importance d'une étroite alliance entre la France et l'Angleterre, par le R. NASSAU MOLESWORTH (1). En 1859, un Anglais, M. Emerton, mit au concours la rédaction d'un livre sur l'utilité d'une alliance entre Paris et Londres. Il choisit pour juges des ouvages présentés M. Thiers, M. Mignet, M. Mérimée; l'honorable lord Brougham, lord Clarendon, qui représenta l'Angleterre au congrès de Paris, et lord Shaftesbury, un des types les plus purs de l'aristocratie anglaise, philanthrope éclairé, défenseur du libre échange et président de toutes les sociétés de bienfaisance britanniques. Un ministre, M. Molesworth, a remporté le prix. Son opuscule est net, précis, judicieux et pratique : il a bien le cachet anglais. L'auteur considère l'alliance française comme profitable aussi bien à la France qu'à l'Angleterre. Il présente l'échange des capitaux créé par les relations industrielles, l'abolition des passe-ports, le libre échange, comme les moyens les plus sûrs d'opérer une alliance définitive. La guerre deviendra impossible entre deux peuples ainsi rapprochés : c'est là l'argument suprême de l'auteur, et c'est le plus fort incontestablement. Nous partageons en tous points sa conviction et ses espérances.

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par

DICKENS.

Guy Livingstone, par LAWRENCE. Traduction de C. BERNARD-DEROSNE (2). · Conte des Deux Villes, Quand on est parvenu à un certain point dans la vie, on connaît de toutes choses assez pour n'éprouver que rarement des sensations neuves: on a entr'ouvert tous les livres, et c'est en vain qu'on cherche à sortir du cercle monotone d'idées toujours semblables. Les jours d'ennui arrivent, on veut se reposer ou se distraire en lisant un roman, et alors on regrette d'avoir effleuré, jeune, les œuvres d'élite les relire devient une étude et n'est plus un plaisir. On cherche, on demande une production vrai

(1) A Paris, chez Fowler.

(2) H. Plon, éditeur.

ment originale qui puisse émouvoir fortement l'esprit en l'élevant dans un milieu supérieur et en le mêlant à des scènes dramatiques. On cherche sans trouver. A ceux qui éprouvent ces désirs et ces regrets, nous signalons, comme une œuvre véritablement hors ligne, le roman anglais Guy Livingstone, que M. Ch. Bernard-Derosne vient de traduire avec une précision et une élégance remarquables. C'est un récit d'aventures où tout est poussé vivement, grandement, à outrance. Il n'y a pas là de thèse morale, de but moral même, mais ce sont des tableaux pleins d'une passion robuste et saine comme le sang anglais, qui se suivent avec une activité dévorante. Ce roman ne se raconte pas et ne s'analyse point. C'est une œuvre essentiellement originale, d'une forme et d'une allure toutes nouvelles.

Le succès de Guy Livingstone en Angleterre a été aussi grand que rapide. L'auteur, qui a gardé quelque temps l'anonyme, est un officier. Jeune, riche, instruit, il s'est avisé, un jour de maladie, d'entreprendre un roman, et ce coup d'essai, achevé en vingt-neuf jours, se trouve être un chef-d'œuvre. Rien ne ressemble moins, du reste, aux romans anglais, qui sont presque toujours un drame en cent tableaux, où la scène et les personnages changent et se multiplient : on suit en haletant une action unique, un personnage unique; on le suit au milieu d'émotions si vives, si vraies, que, vers la fin du livre, l'œil se mouille chez les plus endurcis comme à la lecture de ces pages que chacun a lues à seize ans, et qui ont le don immortel d'avoir fait pleurer tant de générations.

A côté des romans de Ch. Dickens, Guy Livingstone forme un contraste frappant. Nous venons de lire un des derniers livres de Dickens, les Deux Villes: c'est une action un peu commune qui se déroule entre Paris et Londres sous la Révolution. Il y a des scènes hachées, des épisodes séparés qui sont d'une vérité prodigieuse, simple et grande. Mais ce roman a un défaut : Il présente la Révolution comme issue d'une sorte de conspiration contre la noblesse, et inspirée par des vengeances longtemps couvées. 89 et 93 se rapetissent à la taille du cinquième acte d'un mélodrame bourgeois. Au premier acte, des conspirateurs jurent la mort d'un grand seigneur odieux et de toute sa famille, et au dernier tableau trône la guillotine. C'est une grave erreur de voir, même dans les journées les plus regrettables de 93, des actes de vengeance individuelle; il y eut des actes de fureur collective, et les tricoteuses dont parle Dickens s'acharnèrent contre l'aristocratie et non contre telle ou telle grande famille; il y eut des assassinats en masse,. et non des meurtres raisonnés.

La manière de Dickens, que tout le monde connaît, qui est inimitable, et cependant si uniforme dans la multiplicité de ses peintures, dans l'admirable vérité de ses récits, dans les contrastes qu'elle sait amener, dans l'exacte connaissance qu'elle donne des lieux, des choses, des costumes, des hommes, n'a pas le caractère aristocratique, tranchant, savant sans pédantisme, éminemment élevé de l'auteur de Guy Livingstone. Ce livre fera une révolution dans ce genre, et déjà il ramène vers la vie élégante, high life, les romanciers anglais, qui depuis longtemps, et à l'imitation d'Eugène Sue, peignaient trop souvent les tavernes et les faubourgs. Mais il faut qu'un roman, pour survivre à la vogue d'une journée, pour avoir une utilité et une raison d'être, se propose autre chose que d'amuser: Guy Livingstone ne prouve rien, n'enseigne rien; c'est un chant de Byron en prose. En cela Dickens est supérieur, avec ses procédés invariables et les milieux qu'il a choisis de préférence, au brillant auteur de Guy Livingstone. Que celui-ci ne se borne pas à amuser, à toucher, à passionner à l'aide d'aventures imaginaires, et son œuvre acquerra plus de puissance. Il faut qu'on sente battre une idée dans un livre comme le cœur chez un homme, autrement le livre peut éclater comme un météore, laisser de charmants souvenirs; il peut ouvrir une voie nouvelle, faire école, former des adeptes littéraires, mais il lui manque toujours une consécration, s'il ne touche pas aux grands intérêts de la vie morale ou des problèmes humains. T. C.

LITTÉRATURE ESPAGNOLE.

Contes et poésies populaires andalous, réunis par Fernan CABALLERO (1). Parmi les auteurs de l'Espagne contemporaine qui ont cherché à lutter contre le rayonnement exclusif de la littérature française à l'étranger, il faut citer, entre les plus célèbres, Fernan Caballero, l'auteur de la Gaviota, de la Dernière consolation, de Se taire pendant la vie et pardonner en mourant, de la Famille Alvareda, et de tant de gracieuses compositions qui ont excité un enthousiasme que chaque nouveau roman voit grandir encore. Depuis plusieurs années, la France et la Belgique se sont à l'envi disputé l'honneur de traduire ces charmants récits pleins d'une passion chaste et contenue, et le nom de Fernan Caballero est déjà connu du public lettre. Sous le titre de Nouvelles andalouses, M. Germond Delavigne a réuni quelques-uns de ces récits et

(1) Cuentos y poesías populares andaluces, coleccionados por Fernan Caballero. Sevilla, 1859. In-12.

nous fait espérer la traduction complète des romans de Fernan Caballero. Plusieurs Revues françaises ont consacré des articles importants à l'appréciation de ce talent plein de sympathie : nous voulons parler des études publiées par MM. Ch. de Mazade et Antoine de Latour. Et cependant on chercherait vainement le nom de Fernan Caballero dans le Dictionnaire des contemporains. Le livre de M. Vapereau reste muet à l'égard d'un des romanciers le plus justement populaires de l'Espagne. On nous saura gré, nous l'espérons, de donner ici sur cet auteur quelques renseignements inédits et authentiques.

On sait déjà que Fernan Caballero est un pseudonyme, et que l'auteur de ces chastes récits est une femme. Doña Cecilia Bolh est fille de don Nicolás Bolh de Faber, négociant allemand établi à Cádiz. Son père, qui était aussi un littérateur distingué, a publié à Hambourg une Floresta de rimas españolas, ainsi qu'un volume de comédies antérieures à Lope de Véga. Il nous en coûte de détruire quelques illusions, mais doña Cecilia n'est plus une jeune fille : elle a déjà eu quatre maris, et le dernier d'entre eux, J. Arrom de Ayala, a mis fin volontairement à ses jours en Angleterre. Fernan Caballero habite d'ordinaire la charmante petite ville de Puerto Santa-María, située en face de Cádiz. Le début littéraire de cet écrivain aujourd'hui célèbre remonte tout au plus à une douzaine d'années. La Gaviota a paru pour la première fois dans le feuilleton de El Heraldo, l'un des plus importants journaux de Madrid. Ce roman fit concevoir des espérances qui devaient être justifiées par les nouvelles productions de son auteur.

Tous ceux qui ont lu quelques-uns des récits de Fernan Caballero savent avec quel à-propos il se plaît à citer quelques-uns des proverbes de son pays ou des chansons populaires en Andalousie. Avec cet amour profond pour les mœurs pittoresques de cette contrée, ce qui est un des traits caractéristiques de son talent, Fernan Caballero a réuni à son usage tous les proverbes que l'esprit andalou a semés à profusion. Le volume des Contes et poésies populaires n'est autre chose que la collection de ces contes et le classement par genre de ces proverbes et de ces chansons. Traité populaire d'agriculture, observations météorologiques faites par ce peuple à la fois pasteur et agriculteur, coplas religieuses et morales, gaies ou tristes, boleros, sérénades soupirées à la grille de la femme aimée au son des guitares et par les nuits perlées d'étoiles tels sont ces chants d'amoureux, de mariniers, d'artisans, d'étudiants ou de soldats, chants tour à tour joyeux, épigrammatiques ou langoureux. Chants multiformes, religieux ou passionnés, tels qu'ils partent du cœur de cet ardent Andalou, qui adore avec le même en

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