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(opinion nouvelle et hardie), — et le règne humain, qu'il définit une réunion d'êtres organisés, vivant, sentant, se mouvant spontanément, doués de moralité et de religiosité. Selon lui, le besoin de religion et le sentiment du surnaturel sont les deux caractères distinctifs de l'homme; quant aux différentes races, elles sortent d'une paire unique, et ne se distinguent que par les caractères d'une variété primitive.

Il n'est pas de pays où cette opinion, qui n'en est pas moins juste parce qu'elle est plus vieille, rencontre plus d'adversaires que dans le monde scientifique américain. Là, le besoin de défendre l'esclavage a été jusqu'à conduire un ministre des affaires étrangères dont parle M. de Quatrefages, M. Calhoun, à notifier aux États négrophiles une note savante, un véritable traité ex professo, dans lequel il prétend démontrer non-seulement que les nègres ne sont pas de la même espèce que les blancs, mais encore qu'ils doivent éternellement servir, parce que, issus de Cham, la malédiction de Noé pèse sur eux. La passion se mêle ainsi même aux questions anthropologiques, et l'anthropologie comme la Bible viennent, ainsi torturées, au secours des passions politiques.

Au reste, en Angleterre, la Bible, interprétée par la raison individuelle, n'a pas produit des théories moins étranges. La Revue contemporaine, dans un article signé North Prat, nous révèle l'existence d'un prédicateur anglais nommé Cumming, orateur éloquent et original, qui annonce à l'aide de textes sacrés et de démonstrations scientifiques, la fin du monde pour le jour de Noël 1867. Le caractère positif du peuple anglais éclate ainsi même dans les questions religieuses; la fin du monde, le jugement dernier, ces grands tableaux, ces grandes terreurs que l'on agite si souvent dans la chaire chrétienne, ont besoin, pour frapper juste auprès d'un certain public, d'un degré de précision tout mathématique il faut dire le jour et l'heure avec la ponctualité du commerçant qui annonce un envoi de marchandises.

A côté de ces interprétations fantasmagoriques données à la Bible, nous devons placer de curieuses et savantes recherches publiées dans la Revue d'Édimbourg sur les Védas, cette Bible des Hindous. Découverts en 1766, ils n'ont commencé à être interprétés qu'en 1805. Les Védas, rédigés en sanscrit vers le onzième siècle avant notre ère, sont maintenant expliqués, élucidés, traduits dans leurs moindres nuances. La Revue d'Édimbourg, cette doyenne des revues, qui compte aujourd'hui cinquante-sept années d'existence, et publie non plus des livraisons, mais d'énormes et compactes volumes, indique tous les travaux que la linguistique pourra faire pour comparer la phraséologie sanserite, point de

départ des idiomes asiatiques, avec les idiomes de l'Occident qui ont une origine différente. On parviendra ainsi à distinguer ce qui est organique et fatalement indispensable dans l'expression de la pensée humaine d'avec ce qui est purement accidentel; on trouvera enfin la langue mère, la racine unique du langage primitif.

Mais pour conduire à bonne fin des travaux de ce genre, qui sont de véritables reconstructions, il faut se transporter par la pensée et par la science dans le vieux monde : l'imagination vive fait souvent plus que le labeur obstiné. Il faut connaître non-seulement les textes, mais les lieux mêmes où ces textes ont été écrits. C'est ce qu'indique parfaitement dans la Gazette des beaux-arts M. Ch. Blanc, en parlant d'Athènes, qu'il étudie toujours : « Vous ne sauriez croire combien les miracles de la mythologie paraissent ici tout simples. Le fabuleux et le vrai sont tellement mêlés qu'il est impossible de distinguer le point où les mythes finissent, où la réalité commence..... C'est un privilége de la Grèce que les choses les plus merveilleuses y semblent naturelles. »

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Le merveilleux des autres mythologies, au contraire, nous choque et nous repousse. Les découvertes modernes ont beau éclaircir les mystérieuses allégories de l'Inde : Bouddha et le grand Lama, les Sûtras et les Tantrâs, ces livres révélés de l'Asie, notre sens moral, qui comprend la Grèce, ne saisit pas les mythes de l'Asie. Et cependant la Revue germanique nous apprend qu'au Thibet, en plein quatorzième siècle, au temps de Charles VI et de Jean Huss, hier presque, il naissait d'une vierge un réformateur nommé Tsoug-kha-pa, qui alla puiser, pour révolutionner le culte de ses pères, la science nouvelle auprès des savants de l'Ouest. S'agit-il des savants de l'Inde? S'agit-il des savants de l'Europe? On ne le sait encore,, mais il est curieux d'étudier les rouages, l'histoire, l'essence du nouveau lamaïsme, et de connaître cette foi nouvelle, créée quand nous étions déjà dans le mouvement de la renaissance, qui réunit six millions de fidèles et a de si étranges rapports avec le christianisme, la confession, le culte des saints, le rosaire, l'encensoir, les cloches, etc., etc.

Ceux qui viennent parler des poésies des Cosaques, comme M. SaintVincent dans la Revue contemporaine, des hommes d'État du royaume de Grèce, comme M. F. Lenormand dans le Correspondant, ou de la vie indo-hollandaise à Java, comme le major Fridolin dans la Revue des Deux-Mondes, ont, à côté de ces érudits qui connaissent les dogmcs de l'Inde et les idiomes de la Chine, tout l'air de nous raconter ce que nous savons déjà et ce que nous voyons tous les jours.

Il n'y a peut-être dans notre littérature qu'un seul homme qui sache

présenter sous une forme toujours neuve ce qui est à peu près connu de tous c'est M. Michelet. Il continue une série d'études qui ressemblent à celles que fit Bernardin de Saint-Pierre à la fin du siècle dernier, mais sont incontestablement bien supérieures aux Harmonies et aux Études de la nature. M. Michelet publie dans la Revue des Deux-Mondes un fragment de son prochain livre sur la Mer. Étrange et merveilleux poëte! Lui seul peut, à force d'esprit, de sensibilité vraie, de détails charmants, faire passer des paradoxes comme ceux qu'il prêche dans cette trentaine de pages: « C'est une paix absolue d'un demi-siècle pour les espèces précieuses de la mer qui sont près de disparaître, surtout pour la baleine, l'animal le plus grand, la vie la plus riche de toute la création. » Replacée dans ses habitudes, elle retrouvera son ancienne pâture, la prairie vivante, les petits êtres élémentaires. Nous reverrons des baleines longues de trois cents pieds. Pour tous amphibies et poissons, il faut une trève de Dieu! «< Qu'ils meurent après, à la bonne heure, s'il faut les tuer, mais que d'abord ils aient vécu! »

Après M. Michelet, j'arrive à M. Mocquard, qui tente une œuvre non moins paradoxale.

M. Mocquard aspire un peu tard à devenir romancier, et publie, dans la Revue européenne, un roman intitulé Jessie. Nous ne pouvons en parler et le juger sur ce simple fragment, mais l'auteur a eu soin d'en indiquer le but dans un court avant-propos dont quelques phrases méritent d'être citées. « Il s'est proposé de montrer d'abord à quel degré peut s'élever le dévouement d'une jeune fille pour vaincre un grand préjugé et sauver l'honneur de son père. Puis à quelle extrémité déplorable nous conduit, à travers une jalousie imaginaire et tous les désordres qu'elle enfante, l'idée fixe trop souvent décorée du nom d'amour. Ensuite à quel point, malgré ses plus nobles efforts, l'amitié se trouve impuissante à lutter contre une passion qui, dans ses rares intervalles lucides, l'avait pourtant appelée à son secours! »

Nous ne nous doutions pas qu'un roman pût démontrer tant de choses, mais nous trouvons à celui-ci une autre moralité qu'il importe de signaler: il prouve la puissance des lettres. Sur quelque échelon de la vie publique qu'on soit placé, les fonctions ne suffisent pas aux hommes d'intelligence; ils veulent écrire et prendre rang dans ce domaine de la pensée où règne l'égalité. C'est ainsi que M. de Parieu, lui aussi, donne, dans la Revue contemporaine, une étude sur l'œuvre philosophique de M. de Tocqueville, et nous applaudissons, non aux appréciations plus ou moins vraies, mais au mouvement même, à l'action personnelle de l'écrivain. On a tant calomnié les lettres, qu'il

est parfois nécessaire d'en prouver la grandeur, et de telles tentatives, si elles n'arrivent pas au succès, sont du moins un utile exemple. Celui qui écrit s'éclaire, parce qu'il provoque une polémique. Nous trouvons dans une excellente publication, la Libre recherche, cette même idée parfaitement développée au sujet de M. Guizot : Un axiome banal, à force d'être vrai, enseigne que, pour savoir ce que vaut une opinion, il est nécessaire de la livrer aux discussions. Rien n'éclaire comme un ennemi. En me frappant, il m'apprend où et comment je parerai désormais ses attaques.

Nous qui croyons à l'utilité de la critique, nous devons savoir grẻ à ceux qui en reconnaissent la puissance et se soumettent aux appréciations de l'opinion publique.

T. CAMPENON.

LES LIVRES.

LITTÉRATURE FRANÇAISE.

Histoire des persécutions religieuses en Espagne, par E. LA RIGAU— DIÈRE (1). Si quelque chose pouvait convertir les esprits intolérants, ce serait l'histoire même de l'intolérance: elle prouve que jamais une idée fausse ou vraie n'a été étouffée par la force; que jamais une théorie dangereuse, abandonnée à elle-même, n'a vécu longtemps, et que les catholiques, en Suède ou en Syrie, aussi bien que les Maures en Espagne, ou les Juifs dans toute l'Europe, ont trouvé dans la persécution une vie et une énergie nouvelles. Les coups de hache que porte l'intolérance fortifient la sève des croyances qui, livrées à elles-mêmes, s'éteindraient souvent. L'Espagne, en 1592, a expulsé 160,000 juifs; en 1610, plus de 900,000 Maures; au dix-septième siècle, plus de 200,000 protestants; elle s'est privée des races qui faisaient la fortune de son industrie ou la richesse de son agriculture, et maintenant, pour construire un chemin de fer, elle prend des banquiers israélites; pour relever ses finances, elle consulte les financiers protestants, et, pour assurer à son commerce la liberté de la mer, elle est forcée de lutter contre les descendants des Maures. Les haines vivaces que l'intolérance a rivées dans le cœur des Espagnols y ont entretenu le levain des guerres civiles; elles ont isolé ce beau pays, l'ont placé longtemps en dehors du monde moderne, et encore, à l'heure actuelle, un nouveau et heureux (1) Librairie Nouvelle.

régime de liberté n'a pu anéantir l'œuvre de trois siècles de persé

cutions.

M. E. la Rigaudière a fait la trilogie de ces persécutions: il a résumé les documents que l'Espagne réunit et publie chaque année pour éclairer son passé. Nous savons à peine ce qui s'imprime en Allemagne ou en Angleterre, et les travaux historiques qui s'accomplissent de l'autre côté des Pyrénées nous sont absolument inconnus. M. la Rigaudière fait parfaitement connaître à l'aide de quelles recherches précises et consciencieuses M. Florencio Zaner, dans un ouvrage couronné par l'Académie de Madrid, en 1857, M. Amador de los Rios, professeur à l'université de Madrid, et M. de Castro, ont raconté l'histoire des Maures et des juifs espagnols; mais il ne se borne pas à traduire ou à analyser qu'a produit l'érudition espagnole, toujours un peu confuse et ampoulée. Son livre raconte et peint vivement, nettement, dans un esprit libéral, dans un style fortement soutenu. C'est le seul ouvrage qui embrasse cette période de l'histoire contemporaine; de plus, il a le grand mérite d'intéresser toujours, d'être impartial presque partout, et d'avoir, comme il le dit lui-même, « le cœur plein de sympathie pour ceux qui » ont souffert, et l'âme émue d'admiration pour les nobles victimes de croyances qui ne sont pas les siennes ».

tout ce

sûreté

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Les Classes laborieuses, par M. COMPAGNON (1). En parlant des classes laborieuses, de leur condition actuelle, de leur avenir par la réorganisation du travail, M. Compagnon ne peut être suspecté ni de manquer d'expérience, ni d'avoir des préventions contre les ouvriers. Il nous annonce lui-même, dans la préface de ce livre écrit avec ce calme et cette que seule peut donner une longue habitude de toutes ces questions, qu'il est fils d'ouvrier, ouvrier fui-même, devenu juge du tribunal de commerce de la Seine, et pour ne laisser aucun doute sur ses intentions, il ajoute : « J'ai parcouru les différents échelons de la vie commerciale, et dans toutes les conditions où je me suis trouvė, ma préoccu– pation unique, celle qui a réglé ina vie entière et à laquelle j'ai subordonné toutes les autres, a été l'état précaire et misérable des ouvriers. »

Dans ce livre, écrit avec simplicité, et dont le style sans prétention n'est pas le moindre charme, M. Compagnon, fidèle à sa préface, nous a semblé aimer en effet beaucoup les ouvriers; mais s'il les aime, nous devons dire qu'il les châtie avec une nuance de sévérité. Ainsi, c'est sur eux qu'il met la plus grande partie des torts, s'ils n'économisent pas, à eux la faute; si la distance qui les sépare de la bourgeoisie s'augmente chaque

(1) Michel Lévy, 1 vol. in-12.

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