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l'évêque de Rome n'oseraient faire pour eux-mêmes, ils le font l'un pour l'autre; ils s'entr'aident mutuellement dans leur double usurpation. Pepin donne des États dont il connaît à peine la situation géographique, Zacharie confère ou confirme des droits qui ne lui appartiennent pas. Adrien va plus loin que son prédécesseur; Zacharie avait disposé d'un royaume, Adrien ressuscite au profit de Charlemagne la figure effacée de l'empire d'Occident. A dater de cette époque, l'empereur et le pape poursuivent, chacun dans leur sphère, un idéal de monarchie universelle.

L'évêque de Rome, pour faire valoir ses prétentions, songe à se donner des origines qui puissent, par leur antiquité, faire illusion à la multitude. C'est le temps où Mercator publie ses décrétales.

Le dépôt moral et religieux que le Christ et les apôtres ont légué au monde se surcharge de superstitions: le dogme absorbe la morale. Comme autrefois Constantin, Charlemagne fait payer bien cher à l'Église ses libéralités, par l'invasion souvent brutale, et toujours absolue, de son despotisme dans les matières ecclésiastiqnes. Sous ses faibles successeurs, l'Église reprend quelques avantages et s'essaye à son rôle de dominatrice des rois. Elle institue pour le service de ses projets d'agrandissement la milice nomade et cosmopolite des ordres monastiques. Mais en subordonnant la religion à la politique, elle est obligée de subir les phases de la société, dont elle a embrassé les intérêts temporels avec une ardeur bien contraire à son but primitif. La papauté voit s'élever partout autour d'elle en Europe une aristocratie épiscopale qui menace son pouvoir, comme l'aristocratie militaire menace le pouvoir des rois; les destinées des trônes et de l'autel vont chaque jour se confondant de plus en plus, et les conciles sont les véritables états généraux du temps.

La papauté et l'empire s'éclipsent simultanément pendant la nuit du moyen âge. Rome tombe à la merci des courtisanes; les deux Théodora, la Marozia, gardent pendant près de soixante ans les clefs du château Saint-Ange.

Mais lorsque, après cette léthargie, les pouvoirs publics se

réveillent en Europe, la papauté se retrouve en face de l'empire, passé, dans l'intervalle, des mains de la race française dans les mains de la race allemande. Les papes demeurent implacablement fidèles à cette politique hostile à l'établissement de toute nationalité italienne; nous les voyons, au moment où le duc Béranger était sur le point de consommer cette œuvre tant de fois entreprise et tant de fois manquée, appeler l'empereur Othon I", et donner le signal des invasions germaniques.

Les papes ont montré le chemin aux Allemands, ils ne l'oublieront plus.

Le nouveau pacte, d'ailleurs, contient les mêmes stipulations que le pacte du huitième siècle. Comme Didier et comme Charlemagne, Othon a eu soin de réserver pour l'empereur un droit d'intervention dans les élections pontificales; il était formellement exprimé dans l'acte que le pape ne serait pas sacré sans le consentement des commissaires de l'empereur.

La résistance des évêques continue d'être le plus grand obstacle aux empiétements du saint-siége. Le onzième siècle est l'époque glorieuse de l'épiscopat, et Gerbert, qui fut pape sous le nom de Sylvestre II, en est l'expression la plus élevée; mais la décadence de l'aristocratie ecclésiastique suit de près son triomphe. Une corruption précoce envahit et déshonore les mœurs du haut clergé. Pendant que le niveau des caractères s'abaisse dans les rangs des princes de l'Église, la papauté se relève; appuyée sur la plébe démocratique et sacerdotale, elle vient à bout des obstacles qu'opposait à son omnipotence la résistance des évêques.

Le moine Hildebrand porte à leur influence expirante les derniers coups. Écrasés sous l'accusation vague de simonie, derrière laquelle se cachait la répression de tous les abus, la haute milice du clergé succombe devant le pouvoir pontifical; la révolution alors se couronne dans son chef, et l'avènement d'Hildebrand, sous le nom de Grégoire VII, annonce au monde l'apogée du règne de la tiare. Pour bien apprécier le but que se proposait la papauté, il faut étudier les pontificats de Grégoire VII et d'Innocent III; ce sont les seuls moments de son histoire où la

papauté ait fait ce qu'elle a voulu, tout le reste du temps elle elle a fait ce qu'elle a pu. Gregoire VII se pose bardiment en face du monde comme le législateur des peuples et le dominateur des rois. Quelque jugement qu'on porte sur cet homme extraordinaire, il faut lui rendre cette justice qu'il est égal à lui-même dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Quand à la fin de sa carrière, on le voit errant et fugitif au milieu des hordes normandes et sarrasines, dont il est plutôt le prisonnier que le chef, on le trouve aussi hautain, aussi inflexible, aussi convaincu de la légitimité de sa mission qu'à l'époque où, parvenu au sommet le plus élevé de la puissance, il faisait attendre, en plein hiver, à la porte de son château de Canosse, l'empereur Henri IV, pieds nus, dans la neige et en habit de pénitent.

Sous ses successeurs, le mouvement des croisades, en ébranlant un million d'hommes, vient mettre aux mains de la papauté une armée dont elle ne sut pas peut-être tirer tout le parti que comportait l'occasion.

Mais déjà s'ouvre, par le réveil de l'esprit humain dans le domaine des idées, comme un monde nouveau.

Au moment où la lutte des deux grands pouvoirs du moyen àge subit un temps d'arrêt par le brusque dénoùment de la querelle des investitures, l'idée moderne s'élève, et le premier bégayement de la liberté de penser se révèle à la voix d'Abailard. Le germe du doute au sein de la foi a produit le premier effort du rationalisme. Ne le perdons pas de vue ce germe; plus tard il s'appellera la philosophie et la révolution française. L'ébranlement communiqué aux esprits par les doctrines d'Abailard coïncide avec le triomphe d'une révolution municipale depuis longtemps préparée au nord de l'Italie, au sein des villes lombardes. L'intrépide Arnaud de Brescia, disciple d'Abailard, intronise cette révolution dans Rome même. La papauté, pour conjurer le double péril dont elle est menacée, oppose à Abailard l'éloquence de saint Bernard, à Arnaud de Brescia l'épée de Frédéric Barberousse. Ce prince, qui jetait en ce moment en Allemagne les fondements de la maison de Souabe, étouffe la révolution dans le sang; Arnaud de

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Brescia expie dans les flammes l'anachronisme historique qu'il a tenté en essayant de restaurer l'antique liberté romaine. Le pape et l'empereur se donnent la main sur le bûcher d'Arnaud et sur les ruines fumantes des cités lombardes mises à feu et à sang.

Le bûcher éteint, la ligue lombarde vaincue mais non détruite, la lutte recommence plus ardente, plus implacable, entre l'empereur et le pape; ce dernier a compris de quelle utilité peuvent être pour lui les aspirations municipales du nord de l'Italie; il relève la ligue qu'il a contribué à abattre, il devient l'allié des villes dont il a été l'ennemi, comptant trouver derrière leurs murs un rempart contre les prétentions de la maison de Souabe. Le pontificat d'Innocent III donne à l'Église sa seconde époque de suprématie sacerdotale. Moins grand et plus cruel que Grégoire VII, Innocent III fait la guerre aux rois en détournant contre l'Europe l'effort des croisades. Le sang des Albigeois coule dans une lutte fratricide; mais la conquête de Constantinople étend l'influence du pape sur le monde oriental, et refait presque à son profit l'unité des deux empires, unité effacée sous les ruines de Rome païenne. La papauté du reste ne reverra plus cet instant, unique pour elle, où le monde était à ses pieds; elle va descendre désormais la pente qu'elle a gravie; le souverain qui lui portera les coups les plus rudes, c'est son pupille, élevé et dépouillé par elle, l'empereur Frédéric II, de Souabe. Esprit sceptique et railleur, ce prince semble un homme d'État moderne égaré en plein treizième siècle; le premier il donna, dans ses manifestes, l'exemple d'un appel adressé à l'opinion publique. Cet appel fut entendu, et le pieux saint Louis lui-même refusa de s'allier au pape contre l'empereur. Au milieu de la lutte contre le saint-siége, Frédéric mourut dans le royaume de Naples, où il n'avait pas craint, acculé qu'il était à une situation désespérée, d'appeler les Sarrasins à son secours. Il mourut, mais il laissa en mourant sa grande adversaire, l'omnipotence papale, blessée à mort.

M. Lanfrey a résumé son rôle dans un magnifique langage, que nous ne saurions mieux faire que de reproduire « Frédéric, dit-il, provoqua en souriant le fantôme theocratique, le mesura froidement de son tranquille regard, et, quoique vaincu par lui, il

le chassa sans retour dans les sombres profondeurs du moyen age. >>

Le trône impérial resté vacant pendant vingt années, offre à la papauté une occasion dont elle ne sait ni ne veut profiter; elle garde toute son énergie pour résister aux généreux efforts que fait Manfred, fils naturel de Frédéric, pour grouper dans l'unité d'une seule monarchie les éléments dispersés de la nationalité italienne; contre lui elle appelle l'influence française et suscite l'ambition de Charles d'Anjou. Manfred vaincu cherche et trouve la mort sur son dernier champ de bataille. Un enfant héroïque, le dernier représentant de la race des Souabes, Conradin, petitfils de Frédéric, succombe à son tour et complète, en périssant sur un échafaud dressé par Charles d'Anjou, l'histoire tragique de sa famille.

Charles d'Anjou n'avait plus de rivaux; l'Église se hâte de lui

en opposer, au moment où le frère de saint Louis croit à son tour toucher à cette couronne tant rêvée de la royauté italienne; le pape a si peur qu'il ne réussisse, qu'il préfère mettre fin à l'interrègne de l'empire. Pressés par lui, les électeurs germaniques donnent la couronne à Rodolphe de Habsbourg. Dans sa reconnaissance, le fondateur de la maison de Habsbourg renouvelle sous une autre forme, avec le saint-siége, le pacte de Pepin et de Charlemagne. Pour la première fois peut-être, le pape obtient une donation d'une souveraineté complète, et le patrimoine de Saint-Pierre se trouve à peu près constitué dans les limites qu'il avait avant les derniers événements. Charles d'Anjou sacrifie en frémissant une partie de ses conquêtes. Au moment où il se préparait à aller chercher des compensations en Orient, le glas des Vêpres siciliennes retentit, et l'ambitieux conquérant, privé de sa flotte et de ses meilleurs soldats, meurt désespéré.

Le pape, débarrassé d'un si redoutable rival, respire, mais la papauté descend dans l'opinion du monde et entre dans le cadre des petites royautés italiennes; son horizon se rétrécit, ses visées diminuent elle tombe du piédestal où l'avait élevée la lutte contre l'empire; d'ambitieuse et politique qu'elle était, la théocratie devient avide et financière; ses légats ne parcourent plus l'Europe pour donner ou ôter des couronnes, mais pour lever des

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