chargé de protéger et de défendre, cette Gironde tant calomniée exposait sa liberté, sa vie, pour fonder l'émancipation des peuples, pour faire prévaloir des principes dont la véritable application eût régénéré les mœurs politiques, s'il est donné à l'humanité de marcher dans la voie de ce qui est digne, juste et rationnel. Quelque responsabilité qui pèse sur Louis XVI, nous avons, nous, pour lui, encore plus de pitié que de blame; ceux qui payent de leur vie leurs fautes ont en quelque sorte le droit d'en être absous. M. Granier de Cassagnac apprécie ainsi l'histoire. Tout acte émanant du pouvoir est légitime. Toute initiative ou résistance des gouvernés est crime, audace, et n'est suscitée que par l'ambition. Disciple de cette école qui affirme que les peuples appartiennent aux rois, il ne voit dans ces derniers que des maîtres lésés lorsqu'une de leurs prérogatives leur échappe, ou d'augustes infortunés victimes de la démagogie. Spartacus brisant ses fers ne lui eût arraché que ce cri: « Oh le misérable! » Nous pensons autrement. Tout en plaignant cette royauté malheureuse et impuissante, nous demandons à l'historien un jugement d'une équité égale pour les rois et pour les défenseurs du droit. Dans le cours de ce livre, et suivant les besoins de son auteur, les Girondins ont successivement tout fait, ou ils n'ont rien fait. S'agit-il de les rendre responsables, ils sont les auteurs de toutes les fautes. S'agit-il de démontrer leur impuissance, ils n'ont pas eu le moindre instinct politique, ils n'ont pas eu une seule idée. Il arrive souvent à l'écrivain d'invoquer en témoignage contre eux leur ennemi, et quel ennemi! - Robespierre! auquel il ne croit guère assurément. Comme il ne lui suffit pas de les avoir flétris, il voudrait encore les faire passer pour lâches et ridicules, et pour cela il affirme qu'ils ont été délateurs les uns des autres. On connaît la maxime fameuse : << Donnez-moi deux lignes écrites de la main d'un homme, et je trouverai de quoi le faire pendre. » Or, c'est ce procédé qui est appliqué aux Girondins. Après plusieurs mois de détention, le tribunal révolutionnaire leur fait subir sept jours d'audience accusatrice, leur prêtant des intentions, des actes, des paroles transformés en délits ou crimes contre la République; le plus souvent, ces accusations étaient accueillies de leur part avec dédain; en d'autres moments, å bout de patience, cédant à une irritation bien légitime, et sans reconnaître que le fait reproché fût contraire aux intérêts de l'État, ils ont pu répondre : « Ce que vous citez n'est pas de moi, mais d'un fel. Ou bien: « Le collègue sur lequel vous me questionnez peut errer dans son opinion, mais je le regarde comme un homme pur. » Ou bien encore : « Si celui que vous accusez s'est rendu coupable de tel acte, il mérite ma réprobation. »> Et voilà sur quelles réponses isolées, après des fatigues d'audiences de sept jours et au milieu des questions le plus perfidement faites, et les réponses le plus infidèlement reproduites par les bulletins du tribunal révolutionnaire, sans que les accusés aient pu dire à la fin de ces débats un seul mot pour leur défense; voilà, nous le répétons, dans quelle situation M. de Cassagnac les accuse de lâcheté et de délation. Aucun grief ne leur est épargné par ce livre ; ils ont, écrit-on, défendu la monarchie et proclamé la République. Leur crime estil si grand? Convaincus de leur principe, ils pouvaient craindre que l'ignorance des masses ne fit obstacle à son application; ils ne demandaient pas mieux que d'arriver aux améliorations dans le gouvernement sans de grandes secousses et avec le concours de la royauté. Ils ont essayé de marcher avec elle; accusez la royauté, qui n'a pas voulu marcher avec eux ! Notre travail est trop borné pour que nous puissions réfuter tous les faits avancés sans preuves et tous les commentaires qu'on en déduit; il n'est point jusqu'au banquet, jusqu'à cet innocent banquet, qui ait pu trouver grâce. Le banquet n'a jamais existé, et la preuve, c'est que M. Bailleul, qui devait pourvoir au ban quet, était en prison d'abord, et que, sorti de prison, il n'a point ratifié par écrit l'authenticité des faits. Il faut donc en conclure que ce n'est qu'une fable. Voilà qui est bien raisonné. Mais M. Bailleul a laissé tous les historiens parler du banquet, et il ne leur a point dit qu'ils se trompaient. Donc, le banquet a eu lieu. Ce commentaire a autant de raison pour être admis que le premier. N'en déplaise à M. de Cassagnac, de ce que M. Bailleul était en prison il ne s'ensuit pas qu'il n'ait pu envoyer à ses amis le repas promis; les prisonniers se faisaient apporter leur nourriture du dehors, ils recevaient des visites; ils avaient donc les facilités, malgré leur captivité, de pouvoir communiquer à l'extérieur. L'abbé Lambert, prisonnier avec les Girondins, a parlé du banquet, en a raconté les détails: pourquoi n'ajouterait-on pas foi à son témoignage aussi bien qu'à ceux de l'abbé Sicard et de Mathon de la Varenne, seuls témoins qu'invoque sans cesse sur d'autres points M. de Cassagnac? Malgré sa trop passionnée partialité pour ces deux chroniqueurs de la Révolution, n'est-il pas souvent obligé de reconnaître qu'ils se sont trompés sur des dates, sur ce qu'ils ont vu, sur des gens dont ils avaient affirmé la mort et qui étaient vivants? M. Granier de Cassagnac prétend que deux des convives du banquet dont parle l'abbé Lambert n'ont jamais pu y assister, par la raison qu'ils ne furent jamais écroués à la Conciergerie; et à chaque instant il constate lui-même dans son livre des arrestations sans date d'écrou; il signale des gens restés plusieurs mois en prison, sans que leur présence dans cette prison qui les renfermait eût été constatée. Sillery, l'un des deux Girondins que vous ne voulez point admettre comme présents au banquet, avait été, vous le dites vous-même, conduit de la prison du Luxembourg au supplice; mais vous reconnaissez, en même temps, qu'il en avait été extrait la veille de son exécution. Pourquoi alors n'aurait-il pas passé cette dernière nuit à la Conciergerie? Une autre preuve invoquée pour démontrer que le banquet n'est qu'une fable, c'est que M. Riouffe, compagnon de captivitė des Girondins, n'y fait aucune allusion. Ce silence peut être interprété d'une autre manière. Parler du dernier repas de ses compagnons d'infortune peut avoir semblé à M. Riouffe inopportun, pas suffisamment digne pour une situation si grave; ce repas auquel on a peut-être trop prêté de fleurs, de lumières et de vins, peut avoir été plus modeste et ne pas avoir autant attiré l'attention de M. Riouffe que de l'abbé Lambert. Pourquoi d'ailleurs ce dernier aurait-il inventé ce fait? Si M. Riouffe se tait sur cette circonstance, c'est qu'il a bien autre chose à dire sur eux, et ce qu'il dit repousse d'une manière énergique et victorieuse l'accusation dont vous voulez les flétrir en niant l'héroïsme de leur mort. Voici ce que dit de cette mort, dans un passage cité par vousmême, celui que vous ne pouvez vous empêcher de reconnaître comme consciencieux, honnête et élevé. C'est M. Riouffe qui parle, M. Riouffe qui ne les a point quittés depuis leur condamnation jusqu'à leur départ pour l'échafaud : « Toute cette nuit affreuse retentit de leurs chants, où ils s'entretinrent de la patrie, quelquefois distraits par des saillies de Ducos. Jeunesse, beauté, vertus, talents, génie, tout ce qu'il y a d'intéressant parmi les hommes, fut englouti en ce jour. » Si les cannibales avaient des représentants, ils ne commettraient pas un pareil attentat. Nous étions tellement exaltés par leur courage que nous ne ressentimes le coup que longtemps après qu'il fut porté. Nous marchions à grands pas, l'âme triomphante de voir qu'une belle mort ne manquait pas à de si belles vies, et qu'ils remplissaient d'une manière digne d'eux la seule tâche qui leur restait à remplir celle de bien mourir. Mais quand ce courage emprunté du leur se fut refroidi, alors nous sentîmes quelle perte nous venions de faire. Le désespoir devint notre partage : on se montrait en pleurant le misérable grabat que le grand Vergniaud avait quitté pour aller, les mains liées, porter sa tête sur l'échafaud. Valazé, Ducos et Fonfrède étaient sans cesse devant mes yeux; les places qu'ils occupaient devinrent l'objet d'une vénération religieuse, et l'aristocratie même se faisait montrer avec empressement et respect les lits où avaient couché ces grands hommes. » Laissez, monsieur Granier de Cassagnac, le bénéfice de cette épopée dans la révolution à la mémoire de ces illustres victimes; ne portez pas l'amertume de votre plume dans une légion dont les principes ne sont point soutenus par vous: les Girondins, en dépit de quelques fautes ou de quelques erreurs qu'il nous est facile de juger sévèrement aujourd'hui, nous qui n'avons pas été témoins de leurs luttes et des innombrables difficultés auxquelles ils furent aux prises, n'en ont pas moins été les apòtres de la liberté, du droit des peuples, les soutiens des réformes philanthropiques que nous essayons encore aujourd'hui de faire triompher. Effacez donc l'enseigne de votre livre, et rendez-lui son véritable titre, qui est Tableau minutieux, répété et complaisamment détaillé des massacres de septembre. Et puisque c'est uniquement par horreur des excès que vous avez pris la plume, ce dont nous ne saurions trop vous louer, car ces massacres nous inspirent autant d'horreur qu'à vous-même, veuillez continuer et expliquer votre œuvre, en remontant plus haut dans l'histoire et en faisant avec le même blame le récit de tous les excès dans l'histoire. Vous en trouverez plus au compte de la contre-révolution qu'au compte de la Révolution. Ce sera une histoire violente, douloureuse, mais au moins elle sera impartiale. ERNEST AYBARD. |