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la mort de M. de Turenne. Les phrases seront courtes d'abord, les nombres multipliés offriront des repos fréquens, dont il semble qu'on a besoin dans la douleur extrême, qui laisse tomber ses mots. Insensiblement sa voix s'élevera pour finir par des cris de douleur. « Peu s'en faut » que je n'interrompe ici mon discours. » Je me trouble, Messieurs : Turenne » meurt, tout se confond, la fortune

chancelle, la victoire se lasse, la paix » s'éloigne, les bonnes intentions des

"

alliés se ralentissent, le courage des "troupes est abattu par la douleur et »ranimé par la vengeance, tout le camp » demeure immobile; les blessés pensent » à la perte qu'ils ont faite, et non aux » blessures qu'ils ont reçues ; les peres » mourans envoient leurs fils pleurer sur » leur général mort. L'armée en deuil » est occupée à lui rendre les devoirs ,, funebres, et la Renommée qui se plaît » à répandre dans l'univers les accidens » extraordinaires va remplir toute » l'Europe du récit glorieux de la vie » de ce Prince, et du triste regret de sa

mort. Que de soupirs alors, que de » plaintes, que de louanges retentissent » dans les villes, et dans la campagne. » L'un voyant, etc. » L'Orateur toujours conduit par le sentiment, se complaît à considérer les différens effets que pro

duit la mort de son héros: car on aime la douleur, dont on hait la cause, et par conséquent on aime tout ce qui la nourrit. "L'un voyant croître ses mois» sons bénit la mémoire de celui à qui » il doit l'espérance de sa récolte. » L'autre qui jouit encore en repos de » l'héritage qu'il a eu de ses peres, » souhaite une eternelle paix à celui » qui l'a sauvé des désordres et des » cruautés de la guerre. Ici l'on offre » le sacrifice adorable de Jesus-Christ » pour l'ame de celui qui a sacrifié sa vie » et son sang pour le bien public. Là on » lui dresse une pompe funebre, où l'on » s'attendoit de lui dresser un triomphe... » Tous entreprennent son éloge; et cha» cun s'interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le "passé, regrette le présent, et tremble » pour l'avenir. »

On pourroit reprendre dans ce morceau, mais juste en vos conseils sur les enfans des hommes qui est un vers; l'allusion du sang d'Abel qui n'est pas juste, parce que M. de Turenne n'a point été assassiné: on décrit sans art une mort qu'on pleure sans feinte, pensée trop recherchée et trop jolie dans un moment si triste; peut-être aussi qu'on ne peut pas dire regretter le présent.

Nous bornons ici notre examen, qui seroit de beaucoup trop long, si nous n'avions consulté que l'amusement et non l'instruction du jeune lecteur. Il falloit non-seulement observer l'art, mais le présenter plusieurs fois dans des exemples différens, afin d'en constater la pratique.

On a vu dans cette Oraison, 1.o une suite de choses ou de faits qui forment un tissu serré et continu depuis le commencement jusqu'à la fin : c'est l'ordre même de la nature qui fait celui du discours. L'Orateur parle de la noble origine, de l'éducation, des actions, de la vie et de la mort de son héros, et il peint ces parties avec tous les détails et toutes les circonstances qui peuvent en relever l'éclat.

2.o Les idées, qui sont par-tout claires et distinctes, par-tout revêtues d'expressions justes, souvent riches et brillantes, parce qu'elles sont en images; souvent touchantes, parce qu'elles sont tournées en sentiment par les figures; presque toujours vives, parce qu'elles sont courtes et precises, et qu'elles sont enchâssées dans des nombres qui les emportent ou qui les entraînent.

Elles sont oratoires, parce que les mêmes idées sont développées, amplifiées, présentées plusieurs fois sous des

faces différentes; elles sont agréables enfin, parce qu'elles sont toutes natu→ relles, sortant du sujet, s'engendrant les unes des autres, et qu'elles sont rendues par des sons, par des mots, par des finales sonores, douces, souvent imitatives. Enfin il regne par-tout un esprit de religion et de piété, qui, ajouté à la vertu et au talent de l'Orateur embellit toute sa composition, et donne un nouveau poids et un nouveau charme à son autorité. Nous n'avons point en françois, ni peut-être ailleurs, un discours entier qui soit d'une éloquence plus fleurie, plus riche, plus ingénieuse, plus aimable. Cependant l'ouvrage n'est point parfait. Il y a une continuité de beautés dans des genres et des especes peu différentes qui le rendent monotone. L'antithese y brille par-tout. C'est un écho perpétuel d'idées qui se répondent, et qui se choquent pour se donner plus d'éclat. L'éloge funebre est un jour de triomphe pour la vertu; c'est un chemin qui doit être semé de fleurs, on le sait ; mais il y a en tout des bornes, les larmes ne se mêlent point avec les jeux d'esprit. M. Fléchier a assujetti son sujet à sa maniere. Les grands peintres ne doivent point avoir d'autre maniere que celle qui appartient

non-seulement au sujet qu'ils traitent, mais à chaque objet qui se trouve dans le sujet. Un autre défaut moins considérable, qui peut-être suit de l'autre, c'est l'affectation des nombres : ils sont trop brillans, trop gradués et trop fréquens. Les nombres sont le luxe de l'éloquence. Si on les emploie sans discrétion, ils éteignent le feu de l'action, la sensibilité de l'acteur, et détruisent entiérement l'air et le ton de vérité (a). Si on les pardonne ici à M. Fléchier, c'est parce que son sujet étoit surabondant en richesses, et qu'il pouvoit y prodiguer tous les trésors de l'art et du génie.

CHAPITRE XI I.
Exemple du style grave et austère.

LA description que nous allons don

ner de ce style, est tirée du même auteur que celle du style fleuri. Nous ne ferons presque que le traduire.

Dans le style grave et austere, tous les mots sont comme établis sur une base large et solide, qui est la pensée. On

(a) Si enim semper utare, cùm satietatem affert, tùm detrahit actionis dolorem, aufert humanum sensum actoris, ollit funditus veritatem et fidem. Cicer. Orat. 62.

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