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Le second point à observer est de tâcher de placer les idées selon leur degré d'importance et d'intérêt, les plus intéressantes d'abord, (elles sont toujours les principales dans l'ordre oratoire) et les accessoires ensuite, selon le degré d'intérêt qu'elles portent. Cet ordre ne s'accorde pas toujours aisément avec l'ordre métaphysique, ni avec l'ordre grammatical des idées, sur-tout dans notre langue; autre chose est de parler en orateur, et autre chose de parler en grammairien. Mais quand l'orateur est bien plein et bien pénétré de sa pensée et de son sujet, le génie trouve des moyens dans les langues les plus rebelles: fit via vi. Ce n'est pas même une vio-. lence: Qu'on demande à Racine, à Moliere, à la Fontaine, à Fléchier, à Fénelon, comment ils ont su rendre notre langue douce. Paroît-il qu'elle leur ait jamais résisté ?

Le troisieme point est de suivre toujours le fil droit de sa matiere, de faire sortir ses idées les unes des autres. Si le sujet est fécond, si l'orateur le possede à fond, s'il l'a bien pris, tout doit sortir de la même tige, branches feuilles, fleurs et fruits. De ces trois points observés résultent la force, et la chaleur, la vérité, la naïveté, et tout ce qui

fait la perfection du style. Voyez le Traité de la Const. Orat.

CHAPITRE X.

Exemple du style brillant et fleuri, ou Examen de l'Oraison funebre de M. de Turenne par M. Fléchier.

ON a observé et dit plus d'une fois

que la plupart des préceptes d'Eloquence étoient d'une médiocre utilité à ceux qui veulent devenir orateurs. Peut-être en trouveroit-on la raison dans l'insuffisance des exemples, tels qu'on les donne. On définit une figure, on cite pour modele un trait de quelque orateur célebre, ancien ou moderne : cela peut suffire pour donner une idée de la chose qu'on définit; mais cela ne suffit pas pour faire connoître l'art, qui tient plus à la liaison et aux rapports des parties qu'aux parties elles-mêmes. Il faut suivre l'orateur dans un sujet, examiner sous quel point de vue il le saisit, comment il le coupe, comment il le développe comment il l'habille, comment il le pare; en un mot, ce que le génie, le goût, l'oreille ont produit ou de concert, ou séparément, dans le sujet traité; et quel parti l'orateur a pris quand les intérêts de

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ces différentes facultés se sont trouvés opposés. C'est ce que je me propose de faire dans l'examen de l'Oraison funebre de M. de Turenne par M. Fléchier. On sait que cet Orateur a excellé dans le genre fleuri: il pourra servir ici d'exemple.

Le discours fleuri n'est pas celui où tous les mots seroient autant de fleurs. C'est selon la description que nous en donne Denys d'Halicarnasse, celui dont le style est léger et rapide, dont les mots se poussent et s'attirent mutuellement par des liaisons douces et par une certaine mélodie qui les unit et semble n'en faire qu'un mot. Le même Rhéteur le compare à une eau vive et limpide, qui coule sans cesse, et toujours avec la même facilité; à un tissu de soie, varié de nuances délicates; à un tableau brillant dont les couleurs sont fondues, mêlées, contrastées avec intelligence. Toutes les expressions qui y sont employées sont polies, sonores, revêtues de graces, et parées d'une certaine fraîcheur de jeunesse tout y est mesuré, compassé. Les membres des périodes se lient sans se mêler, s'accordent sans se confondre, se graduent pour tomber au gré de celui qui écoute leurs finales nombreuses et variées sont préparées de loin et amenées comme par degrés. Les pé

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riodes elles-mêmes semblent sortir du texte pour être plus apparentes et avoir plus d'effet. Là on ne rencontrera point de mots ou de figures surannées, rien de lourd, de dur, de traînant : tout est délicat, fin, gracieux, brillant, tout est fait pour flatter l'oreille et pour séduire l'esprit. Passons à l'exemple.

Le sujet s'annonce par le titre seul : c'est l'éloge de M. de Turenne. C'étoit un héros, un guerrier fameux par ses victoires voilà le tronc d'où doivent sortir toutes les branches du discours. Quelle est la division ?

La vie de tout homme n'est qu'une suite de combats, les Chrétiens le savent, le Sage l'a dit. Celle d'un grand homme doit donc être une suite de victoires. M. de Turenne a triomphé des ennemis de l'Etat par sa valeur, premiere branche de division; des passions de l'ame par sa sagesse, seconde branche; des erreurs et des vanités du siecle par sa piété, troisieme branche. Cette division est juste: on sent bien que toutes les actions d'un héros, vraiment chrétien, peuvent être rapportées à ces trois points, et qu'elles doivent sortir de ces trois branches comme autant de fruits. Voilà donc le fil qui doit conduire et l'orateur et l'auditeur dans la suite du discours. Il pourra se

faire que quelquefois ces différentes parties rentrent un peu les unes dans les autres, à cause de la nature du sujet, et parce que les actions des hommes et surtout des hommes vertueux ne peuvent être séparées de leurs principes qui sont toujours à-peu près les mêmes ; l'Orateur en avertit, et se justifie d'avance par une raison ingénieuse, qu'il a mieux aimé tirer d'une circonstance qui tient au sentiment, que de sa vraie cause (140.) «Si j'interromps cet » ordre de mon discours, pardonnez un peu de confusion dans un sujet qui » nous a donné tant de troubles (a). »

Exorde. Tout orateur qui commence doit prendre ses auditeurs au point où ils sont, pour les mener au but qu'il se propose. On sait l'effet que produisit sur les esprits, dans toute la France, la mort de M. de Turenne. L'Orateur habile, favorisé d'ailleurs par l'appareil même de la cérémonie lugubre, se remet au moment où l'on apprit cette triste nouvelle quelques mois auparavant, et d'une voix basse et demi-plaintive, il prononce les premiers mots de son texte; (133.) Comment est mort cet homme puissant qui

(a) Nous mettons entre deux parentheses les chiffres qui marquent les pages de l'édition que nous avons suivie, et qui est celle de 1734, chez Desaint et Saillant,

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