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combats. La théorie de la certitude, dans les conditions où vous l'avez demandée, ne suppose rien moins qu'une doctrine très-arrêtée sur les points les plus ardus de la science; elle nous en doit montrer à la fois la base et le sommet; le principe, qui doit être regardé comme le dernier retranchement de la raison humaine pressée par le doute, et ces résultats élevés, non moins nécessaires à l'âme qu'à l'intelligence, qui sont le but et l'espérance de toute philosophie. Elle doit nous découvrir, si cela est possible à l'homme, le lien qui existe entre l'être et la pensée, entre les conceptions de notre esprit et la nature des choses. Après avoir démêlé par une analyse sévère, toujours pleine de difficultés, les opérations, les caractères et les lois de la raison, il faut qu'elle nous dise encore d'où nous vient cette merveilleuse puissance, et comment, de quel droit, identifiée comme elle l'est à notre propre substance, elle nous révèle quelque chose qui existe hors de nous et au-dessus de nous; elle doit aussi faire une large part à la critique et à l'histoire, en déroulant sous nos yeux tous les monuments et toutes les destinées du scepticisme, et en se défendant par la dialectique contre des dialecticiens aussi redoutables que Hume, Ænésidème, Kant, sans parler des autres. Un tel sujet, je le répète, pouvait ne pas exciter un très-vif empressement.

Toutes ces craintes, si motivées qu'elles paraissent, sont démenties par le résultat. Non, les études philosophiques n'ont point baissé en France, et la France n'a rien à envier, sous ce rapport, à quelque peuple que ce soit; non (et le contraire serait vraiment étrange), les esprits n'ont rien perdu de leur liberté et de leur vigueur dans ce long commerce qu'ils ont entretenu avec les plus illustres génies des temps passés.

Y a quelque chose de plus consolant encore les questions du moment', agitées avec tant de bruit par les intérêts et les passions contraires, n'ont pas fait oublier ces questions de tous les temps où se trouvent engagés les intérêts de l'àme,

de la pensée, de la dignité humaine. Ce concours, messieurs, en est une preuve éclatante. Votre section de philosophie, en me confiant la tâche difficile d'être auprès de vous son interprète, m'a chargé de vous dire qu'il n'y en a pas eu d'autre dont elle ait eu plus de motifs de se féliciter. Il ne serait pas facile, dans des matières aussi diverses et à des époques aussi éloignées les unes des autres, de porter un jugement sur la valeur relative des intelligences; mais, pour les résultats qu'il a produits, l'excellent esprit qui y domine, les efforts de méditation et les connaissances solides dont il témoigne en général, on peut affirmer sans crainte que le concours de 1846 ne le cède à aucun de ceux qui l'ont précédé, et il les surpasse tous par le nombre des concurrents. Vingt mémoires ont été présentés à l'époque désignée par le programme. De ces vingt mémoires, dix au moins sont des travaux sérieux, dignes à différents titres de votre estime, et qui accusent dans des mesures diverses, soit une étude approfondie de l'histoire de la philosophie, soit une habitude réelle des méditations philosophiques trois sont des ouvrages du plus grand mérite, et suffiraient à eux seuls pour remplir dignement votre attente; ils ne sont pas moins remarquables par l'étendue que par la qualité et par le nombre. J'en citerai seulement deux, qui se composent, chacun à part, de deux énormes in-folio formant ensemble près de 1,000 et de 1,800 pages. Un troisième, encore plus considérable, a 3 volumes in-folio, et offrirait certainement, s'il était livré à l'impression, la matière énorme de plus de 6 volumes ordinaires. Ces humbles détails ne paraîtront pas indignes de l'Académie, si elle veut se rappeler qu'elle n'avait accordé que deux ans pour suffire à une pareille tâche. Malgré le secret que vos règlements ordonnent quant aux personnes, et qui a été scrupuleusement gardé par les concurrents comme par les juges, on aperçoit cependant d'une manière générale l'origine de ces différents écrits. Deux ou trois viennent visiblement de l'étranger; et,

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en me hâtant de vous dire que ce ne sont pas les plus dignes de vos encouragements, je n'ai pas besoin d'ajouter que le fait contraire n'eût pas été un écueil pour votre justice. Un autre est sorti des rangs du clergé; l'auteur lui-même nous apprend, dans une note, qu'il a enseigné pendant de longues années la théologie dans un des grands séminaires de France, et qu'avant de se déclarer pour les doctrines très-sensées qu'il professe aujourd'hui, il appartenait à l'école de M. de Lamennais, alors un des principaux organes de la réaction ultramontaine. Un ou deux peut-être, autant qu'on en peut juger par certains détails de langage, par les habitudes de l'esprit et l'ensemble des idées, ont une origine universitaire; tous les autres sont évidemment étrangers, sinon à l'influence, du moins à la discipline de notre enseignement public. S'il y a lieu de le regretter pour l'Université, il faut s'en féliciter au contraire pour l'honneur de la philosophie; car c'est une preuve que ses destinées ne sont pas liées à celles d'un corps ou d'une institution de l'État, mais qu'elle se suffit à elle-même, que la vie qu'elle respire lui appartient, que le culte dont elle jouit est un culte pur et désintéressé. Quant aux différentes écoles qui se partagent aujourd'hui l'empire des intelligences, elles sont à peu près toutes représentées à ce concours, mais dans des proportions et avec des forces bien inégales, comme si l'esprit d'unité et de discipline, si longtemps banni de la philosophie, était enfin sur le point d'y entrer, grâce à une vue plus étendue des choses et à un respect plus profond de la nature humaine. Quelle que soit, au reste, la signification de ce fait, c'est un hommage rendu à votre impartialité; c'est l'expression unanime d'un sentiment qui ne fait pas moins d'honneur aux concurrents qu'à l'Académie. Qu'il me soit permis d'ajouter, messieurs, que votre section de philosophie n'a rien négligé pour le justifier. Pendant trois mois, ses réunions n'ont pas été interrompues ni détournées un seul instant de la tâche qui lui était confiée. Aussi n'y a-t-il plus un doute

dans son esprit. Ses conclusions, comme les motifs qui les appuient, ont été admises à l'unanimité. Elle ne m'a donc point laissé d'autre devoir à remplir que celui d'être son fidèle interprète.

Pour procéder avec ordre, je diviserai en plusieurs classes les manuscrits qui ont fait l'objet de ses délibérations. Il y en a d'abord dix qui se placent eux-mêmes hors du concours, soit parce qu'ils ne traitent pas la question proposée par l'Académie, soit parce qu'ils la traitent d'une manière insuffisante ce sont ceux qui ont été inscrits sous les n° 1, 2, 3, 4, 5, 6, 9, 10, 11, 18. Il serait injuste, sans doute, de les mettre tous exactement sur la même ligne, et de les écarter au même titre. Il en est deux ou trois où j'aurais pu vous signaler, à défaut d'autres mérites, de louables efforts, des idées arrêtées et développées avec suite, quelque chose même qui ressemble à un système; mais la force et la richesse du concours ne me permettent pas de m'y arrêter plus longtemps. Au-dessus de ces dix mémoires, à une distance de plus en plus marquée, viennent se placer, au nombre de sept, ceux qui traitent sérieusement la question, sans arriver cependant à une solution assez nette et assez décisive; qui satisfont dans des mesures diverses aux conditions de votre programme, sans réussir encore à les remplir. Enfin les trois qui restent font la force réelle et l'honneur du concours; c'est sur eux que j'appellerai particulièrement l'intérêt de l'Académie et les distinctions dont elle dispose. Je vais essayer maintenant de vous faire connaître, dans l'ordre de leur importance, en commençant par le plus faible tous les mémoires qui appartiennent à ces deux dernières catégories.

N° 20.

Numquam aliud natura, aliud sapientia dicit.

(374 pages in-folio.)

(JUVÉNAL.)

Ce mémoire ne laisse aucun doute sur son origine étran

gère. C'est un des fruits, et disons-le sur-le-champ, un des fruits les moins heureux de cette philosophie ambitieuse qui a prévalu en Allemagne pendant ces trente dernières années, et sur laquelle on commence aujourd'hui à ouvrir les yeux. Sans sortir du cadre qui lui est tracé, l'auteur trouve le secret de nous exposer tout un système sur la nature et sur la vie; car, dans sa conviction, il n'y a pas deux sciences, l'une qui traite de l'esprit et l'autre de la matière; mais rien n'existe dans le monde, rien du moins n'est accessible à notre intelligence qui ne soit purement matériel, et tout ce qui est matériel est animé ou vivant; ce qui emporte avec soi l'intelligence et la sensibilité. Par conséquent il n'y a pas d'autre philosophie que l'étude de la nature; la théorie de la certitude n'est qu'une dépendance de la théorie de la vie; la science de la vie est la science universelle.

Il est impossible de se tromper ici; on voit, dès les premiers mots, à qui l'on a à faire. Effacer toute différence, je ne dis pas seulement entre l'esprit et la matière, mais entre les phénomènes spirituels et les phénomènes matériels, ceux qui nous apparaissent dans l'espace et ceux qui ont pour théâtre la conscience ou la raison, c'est se déclarer franchement matérialiste.

L'auteur du mémoire qui nous occupe en ce moment në désavoue pas les conséquences de son principe. Ce que nous appelons la vie intellectuelle et morale n'est, d'après lui, qu'une face de la vie organique, qui se confond elle-même avec la vie générale de la nature. Pas d'autre immortalité que celle des éléments dont notre corps se compose, et qui, rendus à la liberté, pourront former entre eux des combinaisons, c'est-à-dire des existences nouvelles. Aucune différence entre la raison et les sens, entre la volonté et les passions, que pourtant on s'efforce de soumettre à je ne sais quelle morale fondée sur l'amour et le bonheur universel; comme si, en l'absence du libre arbitre, toute idée de règle et de sagesse dans les

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