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masses pour les jouissances sensuelles et pour le bien-être matériel : il y a dans ces appréhensions lieu de distinguer. L'amour du plaisir physique, alors qu'il a seulement pour objet la satisfaction des passions les plus grossières et les plus brutales de l'homme, alors qu'il se manifeste sous la forme dégradante de l'ivrognerie, de l'intempérance ou de la débauche, est, sans contredit, un principe démoralisateur qu'il faut attaquer et combattre par les influences réunies de la religion, de la morale, de la science; mais le désir du bien-être, renfermé dans de justes limites, et se proposant de procurer à l'homme des conditions d'existence qui peuvent seules lui permettre de porter ce nom avec une certaine dignité, ce désir-là, bien loin de le dégrader, soit au physique, soit au moral, contribue au contraire plus que quoi que ce soit à le relever et à l'améliorer. Sous ce double rapport, ce désir, ou plutôt ce besoin, est une source inépuisable de louables efforts, d'énergiques encouragements et de vertus de plusieurs genres.

Oui, c'est un bien, un très-grand bien pour la classe la plus nombreuse, que de prétendre avec ardeur et persévérance à une alimentation plus substantielle, à un vêtement plus sain et plus élégant, à une demeure plus commode et plus large, à un existence, en un mot, plus douce et plus confortable : toutes les conquêtes qu'elle fait dans ce sens sont des conquêtes au profit de son progrès moral : malheur au peuple ou à la fraction de peuple qui a perdu tout souci de la propreté et du bien-être matériel; car il a perdu sûrement aussi tout souci de sa dignité et de l'honnêteté.

Voilà certes un premier point de vue qui établit jusqu'à l'évidence combien l'économie politique, en devenant populaire, pourrait rendre de services aux masses. En voici un second qui n'est pas moins frappant.

Parmi les causes de perturbation et de désordre que nous voyons, avec un effroi bien légitime, éclore et se développer dans l'ordre social nouveau, dans le régime industriel, il n'en

est pas de plus fréquentes ni de plus graves sans doute que la coalition d'ouvriers ayant pour but d'obtenir une augmentation de salaire ou d'assouvir une animosité brutale contre l'emploi des machines. Comment les a-t-on combattues jusqu'ici, et que leur voyons-nous opposer en toute occasion? Le Gode pénal et la force des baïonnettes : eh bien, ce sont là évidemment des remèdes tout à fait empiriques, qui suspendent les symptômes du mal sans en atteindre le moins du monde la cause organique. Mais supposons qu'un enseignement populaire ait répandu dans la classe ouvrière de saines et justes notions sur les véritables lois de la libre concurrence, l'équilibre naturel qui s'établit dans la part de rémunération propre à chaque ordre de producteurs, et tous les avantages de la liberté dans les rapports entre le maître et l'ouvrier; supposons que cet enseignement leur eût fait toucher au doigt et à l'œil l'immense profit que les masses, après quelques inconvénients transitoires, après quelques souffrances passagères, retirent toujours de l'emploi des machines, et qu'il leur ait montré cet emploi abaissant le prix de tous les objets qui constituent leur consommation usuelle, élargissant les industries qui les produisent au point de multiplier presqu'à l'infini les bras employés par elle, et dégrevant ces bras eux-mêmes d'un labeur matériel énervant pour l'attribuer aux forces brutes de la nature; supposons, dis-je, toutes ces incontestables vérités répandues et comme infusées dans tous les ateliers, dans toutes les agrégations de travailleurs. Le mal que je signalais tout à l'heure, et qui préoccupe les gouvernements à si juste titre, ne va-t-il pas se trouver frappé dans tout germe et atteint jusque dans sa racine? Enfin, et c'est ici le troisième et dernier point de vue de la seconde partie de mon sujet, le plus grand peut-être des services que l'enseignement des vérités économiques serait en mesure de rendre aux classes laborieuses consisterait, selon moi, à faire revivre chez elle le culte et la pratique d'un principe éminemment social,

leur antique patron, le glorieux instrument de leur émancipation civile, du principe d'association.

Délivré désormais de tout alliage corrupteur, avec les abus du monopole et de la fiscalité, ce principe doit, si je ne m'abuse, influer plus que quoi que ce soit sur les destinées futures de nos populations laborieuses. C'est lui qui, sous la forme des sociétés de bienfaisance mutuelle et de secours réciproques, doit alléger toutes les misères, amortir toutes les souffrances, fruit de la maladie ou du défaut de travail. C'est encore lui qui pourrait peut-être, sous la forme de communautés libres, doter ces mêmes populations d'une organisation disciplinaire, d'une juridiction paternelle et domestique, sorte de compagnonnage épuré et élargi; c'est lui enfin qui, par l'agrégation conventionnelle d'un certain nombre de petits producteurs, pourrait leur fournir le moyen de lutter sans trop de désavantage contre la concurrence de plus en plus écrasante des grands capitaux, et fournir à la classe inférieure un dernier refuge contre les envahissements de la féodalité industrielle, si celle-ci devenait jamais oppressive ou seulement menaçante.

Mais qui peut enseigner au peuple et le principe d'association, et sa bienfaisante portée, et ses fécondes applications, et les trop faciles écarts auxquels ses abus pourraient l'entraîner? Je l'ai déjà dit : l'économie politique.

Que l'économie soit donc mise au service de toutes les intelligences. Grâce à cette netteté, à cette lucidité, à cette féconde souplesse qui caractérisent notre littérature et notre langue, qu'elle descende sous cette nouvelle forme des hauteurs de la spéculation pour se faire simple, facile, triviale, amusante s'il le faut, pour passer en un mot à l'état pratique ; qu'elle pénètre dans les entrailles du corps social tout entier par des traités élémentaires, par des récits attachants, par des journaux à bon marché, par l'enseignement donné dans les écoles d'arts et métiers, dans les écoles normales et supé

rieures de l'instruction primaire, et plus tard, peut-être, par tous les instituteurs sortis du sein des écoles normales.

L'économie politique, ainsi amenée au nombre des connaissances populaires, voilà le plus puissant auxiliaire qu'il soit possible d'offrir aujourd'hui à la religion et à la morale. Puisse-t-elle, à ce titre, obtenir droit de bourgeoisie de la docte et libérale université de France: tel est le vœu sincère et longuement réfléchi que j'ose placer avec une entière confiance sous le patronage de l'Académie des sciences morales et politiques.

Après la lecture du mémoire de M. de LA FARELLE, M. COUSIN a présenté quelques observations sur la place qu'il est convenable d'accorder à l'enseignement de l'économie politique, et M. BLANQUI a ajouté ce qui suit: Ce qui me frappe le plus dans les observations qui viennent d'être présentées par M. Cousin, c'est le désir qu'il manifeste de parquer l'économie politique dans les facultés de droit et dans les écoles normales supérieures. Pourquoi la mettre ainsi à l'étroit? Je ne crois pas que l'enseignement de cette science doive être restreint dans de telles limites je la crois d'un intérêt plus général, et il me semble que l'enseignement pourrait en être répandu d'une manière plus large sans inconvénient. Et, par exemple, quel sujet présente plus de difficultés à étudier que l'impôt. S'il est une chose sur laquelle l'opinion ait besoin d'être éclairée, assurément c'est celle-là. Si dans les colléges royaux on apprenait, non les parties éthérées de la science économique, mais les parties applicables, on rendrait de grands services à la société. Si le système des impôts indirects était mieux expliqué, on travaillerait beaucoup au maintien de la paix publique. Il en est de même des questions de popu

lation, de charité, de prisons, d'entreprises de travaux publics, de douane. Tous les jours nous voyons des hommes très-haut placés qui n'ont aucune notion de ces matières, ou qui ne les connaissent que bien imparfaitement.

M. Cousin est-il bien convaincu que notre époque ressemble aux premières années du siècle ? Quand nous voyons un grand ministre tel que sir Robert Peel revenir aux vrais principes, renverser ce qu'il a adoré, adorer ce qu'il a renversé, ne faut-il pas reconnaître que l'économie politique est quelque chose? Quand on voit une ligue comme celle que les lois des céréales ont amenée, soutenue par une souscription de 7 ou 8 millions, forcer l'entrée du parlement, imposer au gouvernement une direction nouvelle, la science doit compter pour quelque chose.

J'ajouterai ce que j'appellerai un argument personnel, un argument ad hominem. Pourquoi l'étude de la philosophie à laquelle M. Cousin porte un si juste intérêt, de la philosophie, qu'il a glorieusement enseignée, ne serait-elle pas aussi renvoyée dans les régions qu'il destine à l'économie politique? Est-elle plus applicable dans ses usages de chaque jour, plus féconde dans ses résultats?

M. PASSY, répondant à une objection de M. Cousin, fondée sur la nouveauté de la science économique, déclare qu'il n'admet pas que l'antiquité d'un enseignement soit la mesure même de son degré d'utilité. Toutes les sciences ne datent pas de la même époque; il en est dont l'objet a attiré et fixé d'abord l'attention de l'esprit humain, et celles-là scules ont commencé par obtenir place dans les études de la jeunesse. Qu'en est-il arrivé? C'est que les autres sciences, celles qui, reposant sur l'observation attentive des faits, se sont formées les dernières, ont eu peine à se faire comprendre dans le cercle déjà rempli des études, et longtemps même leur importance et leur utilité ont été méconnues. L'économie politique

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