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quoi il aurait reconnu la nécessité d'y pourvoir, non pas à l'aide d'églises établies à la façon de l'Église anglicane, mais à l'aide de clergés différents, placés sous la surveillance de l'État. L'État n'est pas tenu d'être théologien et d'adopter telle ou telle croyance religieuse pour instituer des cours différents de théologie, pour protéger et surveiller les ministres des différents cultes; et il manque à une de ses obligations les plus saintes s'il ne prend pas en main, dans une certaine mesure et avec un zèle éclairé par la prudence, l'instruction religieuse des citoyens.

Quand on n'a pas mis la religion parmi les dépenses publiques, il est tout simple qu'on n'y mette pas l'éducation. Smith est donc très-conséquent lorsqu'il abandonne l'instruction publique à l'intérêt des maîtres et à celui des familles. Mais que devient la société, si, par une basse économie, les parents négligent de faire instruire ou font mal instruire leurs enfants, et si les maîtres que les parents appellent n'ont eux-mêmes qu'une instruction médiocre et superficielle ? La société s'abaisse quand l'instruction publique s'abaisse. Voilà ce que Smith aurait mieux compris s'il avait su qu'une force morale préside à toute espèce de travail, et que c'est l'esprit qui gouverne la société et le monde. Élever sans cesse, agrandir, étendre, fortifier, développer l'esprit, n'est donc pas un objet d'une médiocre importance, et qui se puisse livrer au hasard. Le devoir de l'État est donc de soutenir l'instruction publique à une certaine hauteur par des moyens certains, placés audessus des égarements ou des défaillances de l'intérêt et l'opinion. Ces moyens sont des établissements publics aux dépenses desquels les particuliers doivent concourir pour s'y intéresser, puisqu'ils en profitent, mais qui doivent être protégés par la société puisqu'ils ont pour objet l'utilité générale, soutenus tantôt par les communes et les villes, tantôt par les provinces, tantôt par l'État lui-même. Le grand argument de Smith contre ces établissements, c'est que des maîtres une

fois pourvus de traitements fixes sont comme invités à manquer peu à peu de zèle et à tomber dans une indolence qui rend les établissements publics inutiles ou malfaisants. C'est là, sans doute, un danger qu'il faut avoir devant les yeux et auquel il y a plus d'un remède. Mais parce qu'une institution peut avoir ses abus, la faut-il supprimer, ou ne pas la créer quand elle est nécessaire? Smith, par une honorable inconséquence, veut bien faire une exception en faveur de l'éducation du peuple; mais il s'élève contre l'instruction supérieure et les universités. Dans toutes ses attaques, il a évidemment en vue l'université d'Oxford, dont il avait appris, dans sa jeunesse, à connaître les vices. Ce sont les riches dotations et l'enseignement suranné d'Oxford qui lui inspire de justes critiques qu'il a tort de trop généraliser. Il fait l'éloge de l'état florissant de l'instruction primaire en Écosse, et il est facile de reconnaître les universités écossaises dans ces universités pauvres et mal dotées auxquelles il fait allusion, dont les maîtres n'ont qu'un traitement fixe peu considérable et tirent leur meilleur revenu du prix de leur enseignement; constitution excellente en effet, qui est celle des universités de Hollande et d'Allemagne, et que je souhaite, pour ma part, à l'enseignement supérieur en France....

MÉMOIRE

SUR L'HABITUDE

PAR

M. FRANCK.

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Une manière d'être qui n'a été d'abord qu'un accident dans notre existence vient-elle à se prolonger ou à se répéter souvent, nous sentons alors se développer en nous une disposition particulière, c'est-à-dire tout à la fois un penchant et une aptitude à la produire ou à la supporter, selon qu'elle est active ou passive. Ce penchant, quand on ne cherche pas à le combattre, peut devenir, avec le temps, aussi irrésistible et aussi impérieux que les besoins primitifs de notre nature, et l'aptitude qui s'y lie, s'accroissant dans la même proportion, finit par substituer la rapidité et la sûreté de l'instinct aux plus pénibles efforts de la volonté ou de la réflexion. Le principe général, ou plutôt la force qui amène dans notre constitution ce double résultat, se nomme l'habitude. Les habitudes sont les effets déterminés qu'elle produit en nous, ou les modifications diverses qu'elle fait subir à chacune de nos facultés.

Rien de plus obscur et de plus mystérieux que cette force," précisément parce qu'elle tend à supprimer la réflexion pour

se mettre à sa place; parce qu'elle s'empare de nous souvent avant que la réflexion ait eu le temps de naître, et réussit, sinon à détruire, du moins à affaiblir singulièrement la conscience elle-même. Mais en même temps rien de plus intéressant à observer. Elle est le principal ressort de la puissance que nous exerçons sur nous-mêmes et sur nos semblables, et sur une grande partie de la nature. Quoiqu'elle diminue l'empire de la liberté, elle ne peut rien cependant qu'avec son concours, et chacun de ses résultats peut être regardé, à bon droit, comme notre œuvre. Elle modifie profondément les dispositions et les facultés que nous apportons en naissant. Elle est l'auxiliaire le plus puissant et de l'industrie, et des arts, et de la parole, et de la tradition, et de l'éducation, et même de la moralité humaine : car aucune vertu ne résisterait, s'il fallait recommencer chaque jour les mêmes sacrifices et les mêmes luttes, sans se trouver le lendemain plus fort que la veille. Enfin, mise en action par notre volonté, son empire s'étend aussi sur les animaux, dont elle fait nos esclaves, sur la nature vivante en général, et sur les principes mêmes, ou du moins sur les organes de la vie. Qui n'a observé la différence qui existe entre deux animaux de même espèce, dont l'un vit à l'état sauvage, c'est-à-dirc à l'état de la nature, et l'autre à l'état de domesticité ? Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les mœurs et la constitution qui ont été contractées dans cette dernière condition se transmettent d'une génération à une autre, sans que la main de l'homme ait besoin d'intervenir une seconde fois. C'est un fait non moins connu qu'un désordre survenu dans les fonctions de la vie, lorsqu'il se prolonge suffisamment et se renferme dans une certaine mesure, tend, pour ainsi dire, à se perpétuer, résiste à tous les assauts de l'art, et suit un cours non moins régulier que les phénomènes ordinaires de l'organisme. Notre sang se précipite et vient s'accumuler périodiquement vers le point où, à plusieurs reprises, et à des intervalles égaux, nous lui avons

livré passage, Notre corps se familiarise peu à peu avec les poisons, avec les remèdes les plus énergiques, et finit par devenir tout à fait insensible à leur action. On n'observe rien de pareil dans la matière inorganique. On aura beau, comme le remarque Aristote (Ethic. Eud., lib. 11, c. 2), lancer une pierre dans l'espace, on ne lui donnera pas le moindre penchant à se mouvoir d'elle-même. Nous ajouterons que la constitution des animaux serait tout aussi invariable si l'homme n'intervenait pas, soit directement, soit indirectement, pour la modifier selon ses besoins, et la plier à son usage. Mais nous ne voulons pas empiéter sur le domaine du naturaliste en montrant quelle peut être l'action de l'habitude sur les fonctions de l'organisme et les lois de la nature animale : nous nous contenterons d'observer les effets qu'elle produit chez l'homme; car c'est là qu'est le centre et le siége de sa puissance; et par ces effets, c'est-à-dire par l'influence qu'elle exerce sur chacune de nos facultés, nous essayerons de nous faire une idée de son principe, ou de découvrir au moins le but et la condition générale de son existence.

Un des premiers effets de l'habitude, et des plus universellement reconnus, c'est de diminuer la sensibilité physique. La sensation la plus forte, si elle se prolonge au delà d'un certein terme, ou se reproduit à des intervalles trop rapprochés, s'affaiblit graduellement, et finit même par disparaître. Une foule d'impressions dont nous n'avons plus conscience ont commencé par être pour nous une source de plaisir ou de douleur. L'air, la lumière, les mêmes degrés de cha-, leur et de froid auxquels nous sommes insensibles aujourd'hui, nous ont affectés très-vivement pendant les premiers jours qui ont suivi notre naissance. Les climats les plus rudes, les privations les plus dures s'adoucissent avec le temps, et les jouissances trop répétées s'évanouissent peu à peu, emportant avec elles la faculté même de les sentir. Mais toute nos sensations ne subissent pas la même loi. Les unes, pu

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