Page images
PDF
EPUB

ADAM SMITH

PAR

M. COUSIN.

Nous extrayons d'un mémoire de M. Cousin, sur Adam Smith et ses ouvrages, la partie relative à l'économie politique :

Il serait absurde de supposer que Turgot eût inspiré a Smith la Théorie des sentiments moraux, publiée plusieurs années avant que son auteur fût venu à Paris, et dont toutes les bases sont dans l'enseignement d'Hutcheson et dans son premier ouvrage, qui est de 1725 et qui avait été traduit en français en 1749. Hutcheson et Smith ne doivent donc rien à Turgot; mais il n'est pas du tout démontré que Turgot ne leur doive beaucoup. Hume aura dû introduire le livre d'Hutcheson ou du moins celui de son ami dans sa société philosophique de Paris; dès 1760, c'est-à-dire un an après sa publication à Londres, un journal français en donna un extrait; il en parut une traduction en 1764, une autre en 1774, et le duc de Larochefoucauld, nous l'avons vu, avait aussi entrepris de le traduire. Pour nous, sans oser rien décider, nous inclinons à penser que Turgot comme M. de la Rochefoucauld étaient admirablement préparés, par les lumières de leur raison et la noblesse de leur caractère, à la doctrine morale de

l'école écossaise, et qu'ils l'embrassèrent dès qu'ils la connu rent par les écrits d'Hutcheson et de Smith, et peut-être aussi par ceux de Shaftsbury.

Il y a bien plus d'obscurité sur la question tant controversée, si c'est à Smith, ou si c'est à Turgot et à ses amis, et particulièrement à Quesnay, qu'appartient la priorité des principes essentiels de l'économie politique. Deux choses nous sont ici également évidentes : toutes les idées, vraies et fausses, des économistes français étaient arrêtées avant le voyage de Smith à Paris, en 1764; et tous les matériaux du grand ouvrage de Smith étaient amassés avant ce même voyage. Les écrivains français qui ont prétendu que les conversations de Turgot et de Quesnay initièrent Smith à l'économie politique ont été naturellement conduits à cette opinion en considérant qu'avant son voyage en France, en 1764, Smith n'avait pas écrit une seule ligne d'économie politique, et que c'est depuis ce voyage qu'il composa ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, lesquelles n'ont paru qu'en 1776. La conclusion est très-naturelle, et pourtant elle est entièrement fausse. On oublie que Smith avait professé pendant de longues années l'économie politique avant de venir en France, et que cette science faisait partie intégrante des cours de philosophie morale qu'il donna à l'université de Glasgow, de 1752 à 1763. C'est de ces cours qu'il tira la Théorie des sentiments moraux en 1759, et de ces mêmes cours qu'il tira les Recherches en 1776. Cette dernière date est bien celle de la publication des Recherches, mais non pas des travaux qui leur ont servi de fondement. Ces travaux remontent à 1752, époque à laquelle Smith n'avait, pour se conduire dans son enseignement, que la tradition que lui léguait Hutcheson, avec les Discours polítiques de Hume publiés en 1752. D'ailleurs, un document certain, un manuserit même de Smith, cité par M. D. Stewart, atteste qu'en 1755, Smith était en possession des opinions les plus importantes

développées dans les Recherches. Ainsi, la seule chose qui demeure incontestable, c'est que Smith ne put commercer avec des hommes tels que Turgot et Quesnay sans profiter beaucoup de leur entretien. Dans quelle mesure? Il est impossible de le déterminer. Mais lui-même s'est plu à rendre hommage à Quesnay, et M. D. Stewart déclare qu'il a entendu dire à Smith que, si la mort de Quesnay ne l'eût prévenu, son intention était de lui dédier son ouvrage sur la richesse des nations. Après un séjour de quelques années sur le continent, Smith revint en Angleterre à la fin de 1766 avec le duc de Buccleugh. Il retourna bientôt en Écosse, au lieu même de sa naissance, à Kirkaldy, où il demeura dix années, uniquement occupé de la dernière rédaction des deux grands ouvrages qu'il avait promis en 1759, à la fin de la Théorie des sentiments moraux, l'un sur le droit politique, l'autre sur la richesse publique. Ce dernier ouvrage parut en 1776, et répondit à la renommée de l'auteur et à la longue attente de ses amis. Le gouvernement le récompensa en lui conférant, en 1778, l'emploi très-lucratif de commissaire des douanes en Écosse. Cette charge le fixa à Edinburgh, où il passa le reste de sa vie. En 1789, il donna une nouvelle édition véritablement revue et augmentée, de la Théorie des sentiments moraux ; dans la préface il exprime le désir et le doute de pouvoir mettre la dernière main à son traité de droit civil et politique. En juillet 1790, sentant sa fin approcher rapidement, il fit détruire, avec une sollicitude inquiète et inflexible, tous ses papiers, ne faisant grâce qu'à quelques petits écrits, publiés après sa mort sous le nom d'Essais philosophiques....

L'objet que se proposa Smith dans ses leçons d'économie politique est la recherche des causes naturelles de la richesse publique, à l'aide de cette même méthode expérimentale qu'il avait portée et dans la morale et dans la jurisprudence naturelle. Le cours entier présentait donc un seul et même ca

ractère : appuyer les théories sur les faits, et recueillir, par une sage induction, les lois qui sortent de l'expérience. Selon Smith, la loi de la morale privée est la sympathie; la loi de la jurisprudence naturelle, la justice; la loi de la formation de la richesse, le travail libre.

Smith doit être considéré comme le père de l'économie politique 1° il est le premier qui, des travaux divers entrepris ou exécutés en Angleterre et en France, de son temps et même avant lui, ait composé une doctrine, soumise à la méthode qui seule est reçue dans les sciences véritables, embrassant toutes les questions relatives à celle de la richesse, et fournissant désormais à tous les esprits doués d'un peu d'attention la matière d'une étude légitime et régulière; 2o il n'a pas seulement constitué le corps de la science; il lui a donné l'âme et la vie, c'est-à-dire le principe qui l'anime dans toutes ses parties et qui est la loi de tous ses mouvements. Dans les limites qui nous sont imposées, c'est ce principe surtout que nous nous attacherons à mettre en lumière.

Mais il faut d'abord vous donner une esquisse de l'ouvrage entier telle que Smith lui-même la présente dans son Introduction. Les Recherches sur la nature et sur les causes de la richesse des nations comprennent cinq livres dont l'auteur explique ainsi le sujet et le plan. Nous nous servirons, dans toutes nos citations, de la traduction d'un des disciples les plus autorisés de Smith, M. Garnier.

« Les causes qui perfectionnent les facultés productives du travail, et l'ordre suivant lequel son produit se distribue naturellement entre les diverses classes et sortes de personnes dont se compose la société, feront la matière du premier livre de ces Recherches.... »

« Le second livre traite de la nature du capital, de la manière dont il s'accumule graduellement, et des différentes quantités de travail qu'il met en mouvement, en conséquence des diverses manières dont il est employé.... >>

a La politique de quelques nations a donné un encouragement extraordinaire à l'industrie de la campagne, celle de quelques autres à l'industrie des villes. Il n'en est presque aucune qui ait traité tous les genres d'industrie avec égalité et avec impartialité. Depuis la chute de l'empire romain, la politique de l'Europe a été plus favorable aux arts, aux manufactures et au commerce, qui sont l'industrie des villes, qu'à l'agriculture, qui est celle des campagnes. Les circonstances qui semblent avoir introduit et établi cette politique sont exposées dans le troisième livre........ >>

« J'ai tâché, dans le quatrième livre, d'exposer aussi clairement qu'il m'a été possible, les diverses théories d'économie politique, ainsi que les divers effets qu'elles ont produits en différents siècles et chez différents peuples.... »

« Le cinquième et dernier livre traite du revenu du souverain ou de la république. J'ai tâché de montrer dans ce livre : 1° quelles sont les dépenses nécessaires du souverain et de la république; quelles de ces dépenses doivent être supportées par une contribution générale de la société, et quelles doivent l'être par une certaine portion seulement ou par quelques membres particuliers de la société ; 2° quelles sont les différentes méthodes de faire contribuer la société entière à l'acquit des dépenses qui doivent être supportées par la généralité du peuple, et quels sont les principaux avantages et inconvénients de chacune de ces méthodes; 3° enfin, quelles sont les causes et les motifs qui ont porté presque tous les gouvernements modernes à engager ou hypothéquer quelques parties de leur revenu, c'est-à-dire à contracter des dettes, et quels ont été les effets de ces dettes sur la véritable richesse de la société. »

Toutes ces recherches ne sont que le développement d'un principe général que Smith exprime ainsi dans les premières lignes de son introduction : « Le travail annuel d'une nation est la source primitive d'où elle tire toutes les choses propros

« PreviousContinue »