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ractère plus décidé, ou plutôt c'est là véritablement que sa pensée et la nature de son esprit se montrent tout entières; c'est là qu'il nous fait connaître ses vues tant par rapport à la théologie que par rapport à la philosophie. Le but, ou si on l'aime mieux, le prétexte de cet ouvrage, c'est de nous montrer l'accord de la raison et de la foi; c'est de donner satisfaction à un vœu où se rencontraient tous les grands esprits du XVIIe siècle, qui existait déjà chez les philosophes scolastiques et qu'on peut faire remonter sans crainte aux premiers temps de l'Église. Le résultat qu'il nous offre, son dernier mot, c'est que la raison est un dédale de contradictions et d'incertitudes, et que la foi est le seul abri qui nous soit ouvert. En effet, la raison, selon Huet, ne mérite notre confiance que dans un seul cas : quand elle nous atteste sa propre impuissance et nous conseille la soumission la plus aveugle aux interprètes de la révélation. Encore ne veut-il pas accorder qu'elle puisse nous parler de son chef un pareil langage; lorsqu'elle découvre cette vérité si humiliante pour elle, elle est déjà éclairée et soutenue par la grâce. Ainsi, réduits à nos seules facultés ou sans l'intervention d'une lumière surnaturelle, nous ne pouvons pas même nous vanter, comme Socrate, d'être sûrs de notre ignorance. Et veut-on savoir quelles sont les autorités qu'on invoque en faveur d'un tel système ? car Huet ne fait pas un pas sans être appuyé sur des autorités. Ce sont tous les Pères, tous les prophètes, tous les apôtres : c'est Platon aussi bien que saint Paul et saint Augustin. Euripède, en cette matière, se trouvé d'accord avec Isaïe. L'auteur du mémoire, après une analyse consciencieuse de cette triste composition, fait ressortir, avec autant de verve que de bon sens, toutes les contradictions dont elle est formée. On veut montrer qu'entre la raison et la foi, il n'y a nulle incompatibilité. Et que fait-on pour y parvenir? On supprime entièrement la raison, et on ne conserve que la foi. Ce n'est pas encore tout : pour écarter la raison, il faut la convaincre de son impuis

sance, il faut établir par des preuves certaines l'incertitude irrémédiable de tout raisonnement et de toute démonstration. Enfin, pour comble de désordre, après avoir soutenu que, hors de la foi, et sans doute de la foi chrétienne, il n'y a que ténèbres et égarements, on cherche à prouver, comme dans la Démonstration évangélique, qu'il y a presque identité, tant pour la morale que pour la théologie, entre le christianisme et les religions qui l'ont précédé.

Le Traité de la faiblesse de l'esprit humain nous offre moins d'intérêt par lui-même que par les circonstances extérieures qui s'y rapportent. Le P. Ducerceau l'a très-exactement défini en l'appelant, dans son langage un peu familier, un réchauffé d'Empiricus. Mais il peut être considéré en quelque sorte comme le testament intellectuel de Huet. C'est, de tous ses ouvrages, celui auquel il a donné le plus de temps et qu'il a caressé avec le plus d'amour. Il le composa d'abord en français, contre son habitude, puis il le traduisit lui-même en latin, afin, sans doute, de le rendre accessible à tous, aux étrangers et à ses compatriotes, aux savants et au gens du monde. Quoiqu'il l'eût déjà écrit entièrement en 1690, il le garda en portefeuille jusqu'à sa mort, c'est-à-dire jusqu'en 1721, ne cessant de le retoucher pendant ces trente dernières années, et ne le communiquant qu'à un petit nombre d'intimes. Ce fut encore vingt ans plus tard, quand on crut les esprits suffisamment préparés, que l'abbé d'Ollivet se décida à le produire au grand jour. Ainsi qu'on le pense bien, ce fut un scandale universel de voir un pareil livre publié sous le nom d'un évêque, d'un homme que l'on vénérait pour sa piété autant que pour sa science, qui, dans l'excès de son zèle, avait appelé Descartes un impie et Spinoza une bête brute. Un prélat anglais, justement célèbre par son esprit et par ses connaissances, dit, après l'avoir la : « Si l'auteur de ce livre dit vrai, je serais bien aise de troquer dès demain ma raison contre l'instinct d'un chien. » Mais on assista alors à un curieux

spectacle. Les jésuites, avec qui Huet avait entretenu les relations les plus intimes, dont il fut l'élève et l'ami déclaré, comme ils furent toujours ses protecteurs; chez qui enfin il se retira pendant les dernières années de sa vie; les jésuites, après avoir porté aux nues la Censure de la philosophie cartésienne, après avoir accepté la dédicace des Questions d'Aulnay, désavouèrent, aussitôt qu'il fut publié, le Traité de la faiblesse de l'esprit humain, qui renferme exactement la même pensée sous une forme moins compromettante peut-être. Ils nièrent d'abord que l'ouvrage fût de Huet. Quelle apparence (ce sont à peu près leurs expressions) qu'un aussi saint homme fut l'auteur d'un livre qui semble avoir été écrit à l'usage des cafés de Paris? Puis, quand la chose leur parut impossible, ils prirent bravement leur parti, et firent eux-mêmes dans leur journal de Trévoux, une critique assez vive de cette manière de défendre la religion, qu'ils avaient encouragée et peut être indiquée quelques années auparavant. Je ne voudrais pas me porter garant de tous ces faits, d'ailleurs peu importants pour l'histoire de la philosophie; car la raison, aussi bien que la liberté, se trouve au-dessus des plus habiles conspirations. Je me borne à les rapporter d'après l'auteur du mémoire, qui a su leur donner, il faut le reconnaître, un très-haut degré d'intérêt et de vraisemblance. Je dois ajouter que l'accessoire ne lui a point fait oublier l'essentiel, et qu'à l'histoire extérieuré viennent se joindre l'analyse et la critique philosophiques. Ni l'une ni l'autre ne laissent rien à désirer. Tout ce chapitre, si neuf, si instructif, si distingué sous tous les rapports, se termine par un portrait de Huet et une sorte de parallèle entre son scepticisme et celui de Pascal, dont je ne puis m'empê cher de citer quelques traits.

« Ouvrez les Alnétanes (Questions d'Aulnay), et cherchez-y cette ardeur inquiète, cette fièvre consumante de l'immortel auteur des Pensées, instituant en son âme un combat terrible, comme fut jadis celui de Jacob et de l'ange, et pliant

sous l'effort, se confessant vaincu.... Huet est aussi tranquille que Pascal est emporté ; le scepticisme ne lui paraît être qu'un jeu d'esprit; il n'a eu aucune de ces méditations passionnées sur l'infini qui vous prennent quelquefois si fort dans le silence et la solitude, vous jettent dans des hésitations terribles, vous troublent et vous abattent pour un temps : il faisait exactement ses dévotions, disant son chapelet aux heures voulues, et, pensant ensuite s'être acquitté de tout, il blasphemait sans remords contre la raison universelle qui éclaire tous les esprits. Ce n'est donc pas le prêtre en Huet qui a fait le sceptique, s'il est permis d'ainsi dire; ce n'est point un amour désordonné de la foi, comme celui qui travaillait Pascal, qui, par un autre endroit, l'a donné à Sextus. Sa foi était paisible, trop paisible même, et plutôt de dévotion que de lumière.... Est-ce donc l'érudition, par un autre excès, qui l'a perdu, et en était-il venu, à force de recherches profondes et laborieuses, à voir le néant des pensées humaines? On entend cet écueil d'une grande intelligence, où l'imagination fait de ces écarts et laisse-là la raison. Mais est-ce que Huet était un métaphysicien d'une intelligence extraordinaire qui avait pu juger dans les livres la vanité réelle des systèmes. Était-ce un Bayle d'une érudition philosophique consommée, à qui toutes les questions étaient connues dans leur fort et dans leur faible, qui savait à fond le pour et le contre de chaque thèse, les soutenant l'un et l'autre avec une connaissance et une habileté égales?..... Le dogmatiste si étrangement désabusé de la Démonstration, et l'épicurien vulgaire de la Censure et du Traité de la faiblesse de l'esprit humain, n'indiquent nullement cette satiété d'érudition et de dogmatisme, ni cet esprit débordé par sa profondeur même. »

(La suite prochainement.)

BULLETIN DE NOVEMBRE 1846.

SÉANCE DU 7. M. Damiron fait hommage à l'Académie d'un exemplaire de son Essai sur l'histoire de la philosophie au XVIIe siècle (2 volumes). M. le secrétaire perpétuel annonce à l'Académie que les délais fixés par elle, pour le dépôt des mémoires destinés à concourir aux divers sujets de prix qu'elle a proposés pour l'année 1847, sont expirés depuis le 31 octobre et le 1er novembre derniers. Vingt-deux mémoires ont été adressés pour la question suivante: «Rechercher qu'elle influence les progrès et le goût du bien-être matériel exercent sur la moralité d'un peuple.» (Section de morale.) Six mémoires ont été déposés pour la question relative à «l'Origine des actions possessoires et de leur effet pour la défense et la protection de la propriété. »

Deux mémoires ont été également déposés sur la question suivante: «Retracer les phases diverses de l'organisation de la famille sur le sol de la France, depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours. » Ces deux sujets de prix ont été proposés par la section d'économie politique. Deux mémoires ont été adressés sur le sujet de prix suivant, proposé par la section d'économie politique : « Déterminer les faits généraux qui règlent les rapports des profits avec les salaires, et en expliquer les oscillations respectives. » Enfin l'Académie a reçu six mémoires sur la question suivante, mise au concours par la section d'histoire : « Retracer la formation de l'administration monarchique, depuis Philippe Auguste jusqu'à Louis XIV inclusivement; marquer ses progrès, montrer ce qu'elle a emprunté au régime féodal, en quoi elle s'en est séparé, comme elle l'a remplacé. » Ces divers mémoi res seront renvoyés à l'examen des sections de morale, de législation, d'économie politique et d'histoire générale.

M. Marbeau est admis à donner lecture d'un mémoire sur l'Amélioration morale des classes indigentes ou voisines de l'indigence, le travail et le salaire, considérés comme moyens de combattre la misère. Plaçant dans l'inconduite, la paresse et l'insuffisance du salaire, les principales causes de la misère, l'auteur se propose d'établir que pour améliorer le sort des classes nécessiteuses, il faudrait les moraliser, leur assurer du travail et main

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