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toutes les circonftances,& qu'elle commande le même refpect. Nous vantons les hommes alors qu'elle profpère, & dans l'adverfité c'eft elle-même qui devient l'objet de nos éloges; femblable aux temples des Dieux, elle est respectable jusque dans dans fes ruines. D'après cela ne doit-on pas regarder comme une atteinte de folie, de différer un feul inftant à nous procurer les feules armes capables de nous défendre contre les attaques auxquelles nous fommes continuellement expofés. Notre fort quand nous tombons dans le malheur, dépend de la manière dont nous avons joui de la profpérité. Si nous nous fommes adonnés de bonne heure à l'étude de la fageffe & à la pratique de la vertu, ces maux deviennent indifférens; mais fi nous avons agi à l'oppofé, ils deviennent néceffaires. Dans le premier cas, ce font des maux, dans l'autre ce font des remèdes à de plus grands maux encore. Zénon fe rejouiffait qu'un naufrage l'eut jetté fur la côte d'Athènes; & ce fut à perte de fa fortune qu'il dut l'acquifition qu'il fit de la vertu, de la fageffe, & de l'immortalité. Il éxifte un air fain & un air corrompu pour l'efprit, de même que pour le corps. La profpérité irrite fouvent nos maladies chroniques, & ne nous laiffe d'efpoir de remède que dans l'adverfité. En pareil cas, l'éxil reffemble à un changement d'air, & les maux que nous fouffrons à de violens remèdes appliqués à des maladies invétérées. Ce qu'Anacharfis

la

qu'Anacharfis difait du vin, peut s'appliquer à la profpérité; elle porte les trois germes de l'ivreffe, du plaifir & du chagrin, Heureux fi ce dernier peut guèrir le mal que font les deux autres. Quand le chagrin manque à produire fon effet, le cas eft désespéré : c'eft le dernier remède dont la providence indulgente fait ufage; & s'il ne réuffit pas, nous devons languir & mourir dans la mifère & le mepris. Pauvres créatures que nous fommes! quand nous arrivera-t-il de favoir fur quoi doivent porter & nos défirs & nos prières ? Quand l'infortune en eft l'objet, & que nous la craignons davantage, c'est alors qu'elle nous eft néceffaire; c'eft pour cette raifon que Pythagore défendit à fes difciples de rien demander particuliérement à la divinité. La plus courte & la meilleure prière que nous puiffions adreffer à celui qui connait nos befoins, & notre aveuglement dans nos demandes, eft celle-ci ta volonté foit faite,"

Cicéron dit en quelque endroit de fes ouvrages, que de même que le bonheur eft l'objet de toute philofophie,ainfi les difputes parmi les philofophes proviennent de leurs différentes notions fur le fouverain bien: accordez les fur ce point, ils le feront fur tout le refte. L'école de Zénon plaçait ce fouverain bien dans la vertu en tout fon jour, & portait le principe à l'extrême, hors de la nature & de la vérité .L'efprit d'oppofition à une doctrine différente qui eut la grande

vogue

vogue du tems de Zénon, caufa peut-être cet excès. Epicure faifait confifter le fouverain bien dans le plaifir. L'on fe méprit à deffein ou par hazard fur fon fyftême; fes difciples purent aider à corrompre fa doctrine; mais la rivalité animait la difpute: car à dire vrai, il éxifte moins de différence qu'on n'imagine entre le Stoïcifme exposé raifonablement en termes intelligibles, & le véritable Epicurifine, tel que fon auteur l'avait conçu; la tranquillité d'un efprit heureux felon l'un, & la volupté imperturbable fuivant l'autre, fe tiennent de près; & je doute fort que le héros le plus réfolu du Portique eut avec les principes de Zénon, fouffert les douleurs de la pierre avec plus de courage & de patience que n'en eut Epicure d'après les principes de fa propre philofophie. Cependant Ariftote tint le milieu, ou s'expliqua mieux, en plaçant le bonheur dans les avantages réunis de l'efprit, du corps, & de la fortune. L'accord eft parfait, mais il eft certain que ces avantages ne peuvent aller de pair enfemble. Nous fupportons bien mieux la privation du dernier que des autres? & la pauvreté elle-même que les hommes redoutent fi fort " per mare pauperiem fugiens, per saxa, per ignes" eft furement préférable à la démence ou à la pierre, quoique Chryfippe penfat qu'il valait encore mieux vivre fou, que de ne point vivre du tout. Si donc l'éxil en nous privant des avantages de la fortune, ne peut nous

enlever

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enlever les avantages plus précieux de l'efprit & du corps, quand nous en jouiffons, & s'il peut nous les rendre quand nous les avons perdus, il n'eft alors qu'un bien petit malheur quand la raison nous gouverne ; & un événement fort heureux pour ceux qui font encore plongés dans les vices qui ruinent le corps & l'efprit. Il eft à défirer pour les derniers, fans être à craindre pour perfonne. Si nous fommes dans ce cas, fecondons les deffeins de la providence en notre faveur, & fi nous en avons manqué les occafions, ne laiffons pas du moins échapper la dernière "fi nolis sanus, curres hydropicus" nous pouvons adoucir les maux qu'il eut dépendu de nous de prévenir; & fi nous venons à bout de vaincre nos paffions défordonnées & nos habitudes vicieufes, nous fentirons nos chagrins diminuer à proportion; toutes les approches de la vertu font confolantes. Quel plaifir l'homme qui fait ainfi calmer fes peines, n'éprouvera-t-il pas en découvrant que les maux qu'il attribuait à l'éxil, ne provenaient que de fa vanité & de fa folie, & qu'il s'évanouiffent avec elles; il verra que précédemment il reffemblait au prince efféminé, qui ne pouvait boire d'autre eau que celle du fleuve de Choafpe; ou bien à cette reine imbécille qui, dans l'une des tragédies d'Euripide, fe plaignait amérement de n'avoir pas allumé la torche nuptiale, & que la rivière d'Ifmène n'avait point donné d'eau, lors des noces de fon fils. DéTôme II. C

couvrant

touvrant fon premier état fous ce point de vue ridicule, il employera tous fes moyens pour en changer & parvenir à un autre auffi oppofé que poffible au premier, & quand il aura réuffi, il fera convaincu par la plus forte de toutes les preuves, fa propre expérience, que fes malheurs ve

par

naient de ses vices & non de fon éxil.

Si je 'ne craignais de paffer pour outrer les chofes, je hazarderais d'expofer les avantages de la fortune qui font dus à l'éxil, & je les ferais comparer à ceux qu'il fait perdre. Il en est un qui a été négligé même par les grands hommes & par les fages. Démétrius de Phalere,après fon expulfion d'Athènes, devint premier miniftre du roi d'Egypte; & Thémistocles reçut un tel accueil à la Cour de Perfe, qu'il difait fouvent que fa fortune eut été perdue, s'il n'eut été ruiné: mais Démétrius s'expofa par fa faveur fous le premier des Ptolemées, à une nouvelle difgrace; à une nouvelle difgrace fous le fecond; & Thémistocle qui avait été le chef d'un peuple libre, devint le vaffal du prince qu'il avait soumis. Quel profit n'y a-t-il pas à faifir le propre avantage de l'éxil, & à vivre pour foi, lorsqu'on n'eft pas obligé de vivre pour les autres? Similis, capitaine de grande réputation fous Trajan & Adrien, ayant obtenu la permiffion de fe retirer, paffa fept ans dans fa retraite, & en mourant, il ordonna de mettre cette infcription sur sa tombe :

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