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de lui, et l'ardeur avec laquelle ils se disputèrent, jusqu'au seuil de l'Université, les palmes scolaires, ne fit que resserrer entre eux les liens d'une étroite amitié que la mort seule put interrompre (1). Dès cette époque se révélèrent les goûts dominants de Bailleux. Il aimait les lectures sérieuses, et à un âge où la plupart ne songent qu'à cueillir les fleurs dont la vie leur paraît semée, il s'était déjà formé des opinions précises sur plusieurs des grands problèmes qui tourmentent les sociétés modernes. Son horizon s'élargit rapidement quand il aborda l'étude du droit; cependant on put remarquer qu'il avait l'esprit peu spéculatif, et qu'il se sentait plus à l'aise en présence des questions de politique intérieure qui passionnaient alors les jeunes esprits, qu'au milieu des discussions purement théoriques. Rêvant déjà un rôle actif dans les affaires de son pays, il semblait circonscrire lui-même son domaine, en se préoccupant surtout des intérêts qui se débattaient immédiatement sous ses yeux. D'autre part, Liégeois jusqu'au fond de l'âme, jeune type de vieux Liégeois, si l'on peut dire ainsi, il professait un véritable culte pour les souvenirs et les traditions de sa ville natale. Avait-il une heure de loisir, il courait à la maison Crombez (2) et s'enfermait avec son ami

(1) Je citerai notamment MM. Trasenster, Falloise, J. G. Macors et Ad. Dejardin.

(2) Rue Agimont; aujourd'hui occupée par l'Institut royal des Sourds-Muets et des Aveugles.

M. Jos. Dejardin, non moins enthousiaste que lui des Leodiensia. M. Dejardin avait sous la main une collection assez riche de vieux documents de toute espèce, et c'était plaisir de les entendre parler de leurs découvertes! Les deux futurs collaborateurs, au surplus, étudiaient avec plus de zèle les originalités du génie local que l'histoire proprement dite; puis le démon des rimeurs commençait à les chatouiller l'un et l'autre; et enfin, si Bailleux aimait le travail, c'était le travail libre; la grande érudition lui faisait un peu peur. Ainsi se préparait pour lui une existence calme, embellie par des plaisirs intellectuels, rendue heureuse par la modération dans les désirs et par l'absence de vaines prétentions. Bailleux sut toujours mesurer ses forces et par conséquent il en resta maître : rare mérite et d'autant plus réel que tout ce qu'entreprennent ces hommes-là, on peut être sûr qu'ils le mèneront à bonne fin. Ce ne sont pas eux qui songeraient à rouler le rocher de Sisyphe.

Les années s'écoulèrent. Bailleux fut reçu docteur en droit le 23 avril 1841, et prêta serment comme avocat le 3 mai suivant. Il tint honorablement sa place au barreau. Sa sincérité, son désintéressement, sa probité modèle, la précision de ses idées lui valurent estime et confiance. Pendant très-longtemps, il fut le conseil des bateliers de la Meuse. 11 a laissé au palais, comme partout, la réputation d'un homme de sens droit et de relations sûres. Le 8 février 1859, il fut nommé juge suppléant au tribunal de première instance de Liège. A un moment donné,

il eût eu la chance de se faire une position définitive dans la magistrature: il laissa échapper l'occasion. Peut-être en cette circonstance son tact habituel lui fit-il défaut; peut-être aussi crut-il qu'en restant avocat et en sollicitant un mandat électif, il rendrait des services plus efficaces à son pays. Il avait des convictions libérales très-fermes et très-ardentes, et aucun sacrifice ne lui eût coûté pour contribuer au triomphe de son parti.

Tout jeune encore, on l'a vu, il s'était intéressé aux affaires publiques. Eclairé par une étude assidue des débats parlementaires, il s'impatientait de ne pas voir les libéraux s'organiser d'une manière durable. En présence de l'homogénéité du cabinet catholique du 31 mars 1846, ils devaient de toute nécessité, selon lui, constituer un noyau d'opposition compacte et entamer résolument, ouvertement la lutte. Il applaudit donc des deux mains à la convocation d'un Congrès libéral à Bruxelles, et parut pour la première fois sur la scène en adressant à cette assemblée, conjointement avec son ami M. J. G. Macors, un manifeste (1) où l'indépendance du pouvoir civil était franchement réclamée avec toutes ses conséquences. « En Belgique, >> disaient nos jeunes publicistes, il n'y a d'autres

(1) Au Congrès libéral sur la question du programme. Liége, Oudart, 1846, in-8°.

» pouvoirs que ceux proclamés par la Consti>>tution; elle protège des intérêts religieux >> catholiques ou autres, mais ne reconnaît aucun » pouvoir spirituel, aucune autorité ecclésias»tique. » Ils demandaient au Congrès de formuler un programme sur la signification et la portée duquel il n'y aurait pas à se méprendre, et qui serait comme la charte, comme la règle de conduite des libéraux belges. Ils demandaient l'abaissement et l'uniformité du cens électoral, mesures qui devaient rendre aux villes leur légitime influence; l'abolition du cens d'éligibilité pour les fonctions de conseiller communal; la loi des incompatibilités, c'est-à-dire l'éloignement des fonctionnaires de tout conseil électif, au moins de ceux qui portent un caractère essentiellement politique; la création d'un enseignement national à tous les degrés, enseignement où les ministres des cultes ne pourraient intervenir à titre d'autorité; enfin, ils proposaient une série d'améliorations à introduire dans l'intérêt des classes ouvrières, préconisaient l'impôt sur le revenu et battaient en brêche les octrois, que la capitation rendrait inutiles et dont l'abolition dégrèverait immédiatement les familles peu aisées. Comment la plupart de ces idées, qui, du reste, étaient celles des chefs les plus influents du libéralisme, firent tour à tour feur chemin; c'est ce que je n'ai pas à rapporter ici: il suffit de constater que du jour où Bailleux combattit pour elles, il fut signalé à ses corréligionnaires politiques comme un homme sur qui ils pouvaient compter.

Une scission se produisit au sein de l'Union libérale de Liége; une nouvelle société fut créée sous le nom d'Association; Bailleux resta dans le camp où il avait combattu avec la plupart de ses anciens amis, l'avant-garde de l'époque. Cependant les deux fractions se coalisèrent lors des élections de 1847; elles n'attendirent pas le 24 février 1848 pour se réconcilier complètement, et ainsi fut constituée, sur des bases solides. cette puissante société libérale dont l'influence à Liége est restée prépondérante, si ce n'est pendant quelque temps dans les élections communales. Bailleux en fut le secrétaire pendant longues années, et il y déploya un zèle et une activité qui lui valurent, en 1859, d'être porté candidat aux élections provinciales. Les électeurs libéraux étrangers à l'Association lui opposèrent M. Boïoux, déjà conseiller communal de Liége, depuis échevin des finances. Entre ces deux honorables champions, et vu les circonstances, la lutte fut ardente Bailleux l'emporta, mais ce ne fut pas sans peine. Ce qui prouve en faveur de l'un et de l'autre, par parenthèse, c'est que le résultat de l'élection ne refroidit en aucune manière leurs relations d'amitié.

Fr. Bailleux resta conseiller provincial de Liége jusqu'à sa mort. Il s'acquit les sympathies et l'estime de tous ses collègues. M. de RossiusOrban, président du Conseil, a voulu rendre au moment suprême, un éclatant hommage aux qualités et au caractère de notre ami. « Pendant sept années, dit-il, Bailleux apporta au » Conseil de la province un précieux concours,

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